Le serpent de mer du barrage de la Rance

Privée de « houille noire » – le charbon –, la production de « houille verte » est considérée, dans les années 1920, comme le meilleur moyen de permettre à la Bretagne d’atteindre l’autosuffisance électrique. C’est ainsi que plusieurs projets d’usines hydroélectriques voient le jour : le barrage de Guerlédan construit entre 1923 et 1929, sous l’impulsion d’Yves Le Trocquer, ministre des Travaux publics et député des Côtes-du-Nord ; l’usine marémotrice de l’Aber-Wrac’h, dont la construction est lancée en 1925 avant d’être abandonnée en 1930 faute de financement ; ainsi que le projet, lancé en 1921 par l’architecte Richard Boisnoer, d’une autre usine marémotrice sur la Rance cette fois. Pourtant, à lire un article paru, le 23 mars 1918, dans L’éclaireur dinannais, on comprend que ce dernier projet est bien plus ancien et se révèle même être un magnifique serpent de mer…1

Carte postale. Collection particulière.

La Rance est un fleuve côtier qui se jette dans la Manche entre Dinard et Saint-Malo. Il présente l’avantage de connaître des amplitudes de marées très importantes, qui en font l’un des sites qui connaît les plus forts marnages dans le monde. Depuis des siècles déjà, les locaux utilisent la force de ces courants par l’intermédiaire des moulins à marée. Mais, au début du XXe siècle, on envisage désormais de produire de l’électricité et c’est ainsi que L’éclaireur dinannais rappelle que « M. l’Ingénieur en chef des Ponts et Chaussées d’Ille-et-Vilaine [est] actuellement saisi de trois projets complètement étudiés ». En fait, il s’agirait de faire d’une pierre deux coups, puisque la construction d’un pont entre les deux rives de la Rance est déjà dans les cartons. Trois sites de l’embouchure ont d’ailleurs été pressentis pour l’accueillir : un premier, au niveau du rocher de Bizeux entre Saint-Servan et la Vicomté, un deuxième entre Jouvente à Pleurtuit et la Passagère à Saint-Malo, un troisième – qui « reçu un commencement d’exécution » – entre le « port Saint-Hubert » et La Ville-ès-Nonais.

Ce dernier site présente de nombreux atouts pour l’auteur de l’article : « la Rance y est à son point le plus rétréci, son courant à une haute puissance ». L’endroit idéal pour construire un barrage donc, qui de plus, « avec son écluse, rendrait la Rance navigable en tout temps et permettrait la constitution d’une force électrique considérable, avec une dépense relativement minime ». Car oui, l’argent c’est bien le nerf de la guerre ! D’ailleurs, « les départements des Côtes-du-Nord et d’Ille-et-Vilaine n’ont pas réussi à s’entendre sur le partage de la dépense [de] pauvres centaines de milliers de francs », pour mener à bien la construction du pont à cet endroit. Alors qu’en sera-t-il quand il faudra financer plusieurs millions de francs nécessaires à la construction d’un barrage hydroélectrique ?  A cet égard, l’auteur plaide pour que la concession du barrage se fasse en faveur « d’une société privée », plutôt que par un portage par l’Etat.

Pourtant, en 1918, c’est un autre projet « plus complet [et] plus au point » qui tient la corde. Il s’agit de construire un barrage « entre la pointe du Val-ès-Bouilli, en Saint-Jouan-des-Guérêts, Saint-Suliac et Le Minihic ». Un budget colossal de « 95 millions de francs » serait nécessaire. Ce qui amène à penser « qu’il ne faut pas en conclure que ce projet va entrer immédiatement dans la voie des réalisations ». Toutefois, « il n’est pas défendu d’espérer qu’un jour ou l’autre, [l’idée d’un barrage sur la Rance] aboutira ».

Carte postale. Collection particulière.

Il faut tout de même attendre 1943 pour que la Société d’étude pour l’utilisation des marées (SEUM) relance le projet de construction d’une usine marémotrice sur la Rance. Et malgré cela, il faut attendre encore 20 ans pour que les travaux démarrent. Le site retenu définitivement se situe plus près de l’embouchure, entre la Pointe de la Brebis à La Richardais et la Pointe de la Briantais à Saint-Malo. L’architecte-conseil de l’ouvrage n’est autre que Louis Arretche, le reconstructeur de Saint-Malo. Le barrage s’étend sur 750 mètres et  crée un bassin de retenue d’une superficie de 22 km². Lors de l’inauguration de l’usine marémotrice le 26 novembre 1966, le Général de Gaulle déclare que « cet instrument tout nouveau de la production s'installe dans notre Bretagne dont le développement est largement commencé et sera activement poursuivi jusqu'à en faire une des régions essentielles de l'expansion »2. Le barrage de la Rance, projet pensé au début du XXe siècle, devient paradoxalement le fer de lance de la modernité bretonne dans la France des Trente Glorieuses.

Thomas PERRONO

 

 

1 « Le Barrage de la Rance », L’éclaireur dinannais, samedi 23 et dimanche 24 mars 1918, p. 2.

2 « Inauguration du barrage de la Rance », journal télévisé de l’ORTF, 26 novembre 1966, INA – L’Ouest en mémoires.