Lindbergh achète un bout de Bretagne!

Le moins que l’on puisse dire est que l’actualité du 16 avril 1938 est particulièrement lourde, entre mouvements de grève dans la métallurgie et l’édiction d’une loi contre les Juifs en Hongrie, sans oublier la guerre d’Espagne ou les immenses efforts déployés par la Grande-Bretagne pour l’amélioration de sa flotte aérienne. Pourtant, c’est une toute autre nouvelle, presque hors du temps, qui ouvre ce jour les pages régionales de L’Ouest-Eclair : le changement de propriétaire de l’île Illiec.

Située en plein Trégor, alors dans les Côtes-du-Nord, l’île Illiec est un caillou de six hectares relié aux îles Balanec et Ozac’h par un sillon de galets. Son nom proviendrait du Breton Enez Siliek qui, littéralement, signifie l’île aux congres. Bien que de taille modeste, l’île est dotée dans la seconde moitié du XIXe siècle d’un château, construit par le propriétaire d’alors, le compositeur Ambroise Thomas.

Carte postale. Collection particulière.

Or, si l’actualité immobilière de l’île Illiec intéresse tant L’Ouest-Eclair, c’est qu’elle réunit quelques-uns des plus grands noms du Gotha mondial, dimension qui permettrait presque à l’historien d’en faire un rival de l’Arcouest et de Sorbonne-plage, où séjournent des personnalités telles que Charles Seignobos, Irène et Frédéric Jolliot-Curie ou encore Jean Zay. En effet, le nouvel acquéreur de ce rocher Trégorois n’est autre que l’immense vedette planétaire Charles Lindbergh, légendaire pionnier de l’aviation qui restera à jamais le premier homme à avoir franchi seul et sans escale l’Atlantique-nord à bord de son mythique Spirit of Saint-Louis.

Si Charles Lindbergh souhaite acquérir l’île Illiec c’est bien entendu du fait des charmes du rivage trégorrois mais aussi parce que sa famille est traumatisée parce que l’on a longtemps appelé le crime du siècle.  Marié en 1929 avec la fille d’un sénateur américain, le célèbre pilote devient l’année suivante le père d’un enfant prénommé Charles Junior, bébé qui ne tarde pas à faire malgré-lui la une des journaux. En effet, kidnappé en mars 1932, il est retrouvé mort deux mois plus tard malgré le paiement d’une rançon. Il s’agit là d’un drame qui marque profondément la famille et qui décide Charles Lindbergh à fuir les Etats-Unis pour s’installer en Europe, d’abord à Londres puis sur l’île Illiec, endroit retiré du monde et de tous ses dangers.

Charles Lindbergh devant son célèbre Spirit of Saint-Louis. Library of Congress: LC-USZ62-22847.

Pour autant, si ce rocher séduit tant l’aviateur, c’est bien entendu parce qu’il est isolé mais aussi, de manière très paradoxale, parce qu’il se trouve à proximité immédiate d’un semblable, l’île Saint-Gildas, dont le propriétaire n’est autre qu’un de ses grands amis, le docteur alors mondialement connu Alexis Carrel. Aujourd’hui très controversé et considéré comme l’un des pères de l’eugénisme, ce savant est aussi un des grands pionniers de la chirurgie cardiaque, lauréat en 1912 du Prix Nobel de médecine. C’est d’ailleurs lors de séjours effectués chez son ami en 1936 et en 1937 que Charles Lindbergh découvre le Trégor. La proximité entre le médecin et l’aviateur est réelle, les deux hommes s’intéressant beaucoup à des travaux qui, au final, jettent les bases de la circulation sanguine extracorporelle et des cœurs artificiels. D’aucun ajouteront qu’ils partagent également l’antisémitisme et une certaine séduction pour le IIIe Reich, Carrel étant membre du Parti populaire français.

En tout état de cause, L’Ouest-Eclair fait ses choux gras de l’identité du nouvel acquéreur de l’île Illiec et il est difficile de ne pas voir dans cet article détaillé un certain sentiment de fierté locale. Rien n’est d’ailleurs épargné au lecteur puisque, tel un paparazzi, le reporter chargé de couvrir l’événement livre les moindres détails de l’acte de vente, à l’exception peut-être du prix. Il est à noter que conservée jusqu’à sa mort, en 1974, par Charles Lindbergh, l’île appartient aujourd’hui à la famille Heidsieck, célèbre pour ses champagnes.

Erwan LE GALL