De l’insularité en guerre : Yeu

Pourquoi évoquer en ces pages essentiellement consacrées à l’histoire de la Bretagne contemporaine un ouvrage traitant de l’île d’Yeu pendant la Grande Guerre ?1 Deux raisons permettent de justifier ce choix. Tout d’abord, il convient de rappeler que la Vendée fait partie de la 11e région militaire, espace administratif dont le siège est à Nantes et qui englobe également les départements de Loire-Inférieure, du Morbihan et du Finistère. De surcroît, nombre d’Islais puisent leurs origines dans la péninsule Armoricaine, à tel point que Port-Joinville s’est longtemps appelée Port-Breton (p. 16-17). Sans compter que la pêche à la sardine et au maquereau amène de nombreux Bretons sur l’île (p. 22). Peut-être pas de Bretagne, cette histoire est donc au moins pour une large part de Bretons…

Mais, plus encore, la réalité qui est décrite dans cet ouvrage interroge en ce que cette île nous semble faire partie d’un espace maritime courant jusqu’à Ouessant et comprenant notamment Belle-Ile, Groix, Houat et Hoedic. Or si la dimension maritime est de moins en moins le parent pauvre de l’historiographie bretonne de la Grande Guerre, la question de l’insularité constitue toujours un angle complètement mort de notre compréhension du conflit.

Carte postale. Collection particulière.

A partir de l’exemple de l’île d’Yeu, Jean-François Henry délivre quelques indices intéressants qui tendent à démontrer tout l’intérêt d’un tel chantier. Ainsi, pour une large part de la population habituée à l’absence des hommes partis en mer exercer une activité dangereuse, la Première Guerre mondiale se révèle dans une certaine continuité (p. 70) qui interroge l’histoire du genre puisque les femmes « gouvernent leur ménage, éduquent leurs nombreux enfants, s’occupent du jardin, des terres quand elles en possèdent » (p. 25). Reste néanmoins à voir quelle est la spécificité insulaire lorsque celle-ci est mise en perspective avec les régions littorales.

Le moment de la mobilisation permet de bien mettre en relief la question de ces particularismes. Comme partout en France, le tocsin sonne dans les deux paroisses de l’île d’Yeu mais les affiches de la mobilisation générale n’arrivent par bateau que plus tard, par bateau postal (p. 30). Là aussi, le prisme de 1870 semble très important (p. 45) mais, autre particularité, qu’il conviendrait de mettre en rapport avec les populations de terre-neuviens, les hommes sont en mer lorsqu’arrive la nouvelle, puisque la campagne de thon bat alors son plein (p. 30).

La pêche, activité de Yeu durablement impactée par le conflit qu'aborde largement Jean-François Henry. Carte postale. Collection particulière.

Autre dimension où Yeu semble témoigner d’un particularisme insulaire, la démographie puisque si le rythme des mariages s’affaisse en 1914, il reprend singulièrement à partir de 1916 puis plus encore en 1918 alors que le conflit n’est pas fini. L’explication en est simple : « la présence des hommes de troupes et marins en fonction dans l’île, qui font chavirer le cœur des insulaires » (p. 198). De même, la question des internés semble être appréhendée de manière spécifique sur Yeu – le rôle de prison pour indésirables méritant de surcroît d’être interrogé sur le temps long (p. 41). On sait en effet que sur le continent, les populations civiles sont dans un premier temps très réticentes envers ces étrangers – de même qu’avec les prisonniers de guerre – mais que, la guerre se prolongeant, ils ne tardent pas à y déceler une main d’œuvre d’autant plus bon marché qu’elle est captive et donc particulièrement docile. Or c’est tout l’inverse que décrit Jean-François Henry (p. 66):

« Dans un premier temps, les internés bénéficient d’un préjugé favorable […]. Leur arrivée donne immédiatement des idées aux commerçants soucieux de faire du profit. Dès le second jour, plus d’une vingtaine de marchands de poissons défilent aux portes de l’ouvrage militaire. Quelques jours plus tard, l’administrateur fait part de son inquiétude au sous-préfet. Une pétition court à Port-Joinville. On se plaint de la hausse des prix provoquée par la présence des étrangers. »

En revanche, là où Yeu ne semble pas se distinguer du continent c’est que là comme ailleurs, l’Union sacrée apparait bien comme une posture puisque les âpres luttes entre laïcs et cléricaux continuent pendant tout le conflit. Certes, le conflit est moins explicite, moins visible, mais les tensions sont bien réelles, ce que montre admirablement bien Jean-François Henry. De même, l’annonce des premières pertes ne parait pas différée par l’insularité puisque Yeu est frappée par la sinistre nouvelle (p. 50) au même moment que Chelun, petit bourg rural de l’est de l’Ille-et-Vilaine2.

Le monument de la Norvège, élevé à Port-Joinville en hommage aux sauveteurs des naufragés de l’Ymer, est une des traces les plus visibles de la mémoire de la Grande Guerre sur l’île. Carte postale. Collection particulière.

Pour autant, malgré un réel travail d’archives, le lecteur ne peut s’empêcher de rester sur sa faim du fait d’un manque de problématisation de l’ouvrage – sans compter que l’appareil critique est largement déficient – qui aboutit à un texte manquant singulièrement de relief et s’essoufflant rapidement. La question du tourisme pendant le conflit (p. 180), par exemple, aurait sans doute méritée d’être traitée avec plus de profondeur. L’adoption d’un plan strictement chronologique empêche une mise en perspective efficace des évènements, assimilant cet ouvrage à une simple Chronique de la vie quotidienne. Alors certes, il est difficile d’en faire le reproche dans la mesure où il s’agit précisément du sous-titre de ce volume. Mais il n’en demeure pas moins qu’il y a de la place pour une autre étude, questionnant l’insularité dans la Grande Guerre. Et dans ce cadre, le travail de Jean-François Henry constituera assurément une base incontournable, ce qui est déjà énorme.

Erwan LE GALL

HENRY, Jean-François, L’Île d’Yeu dans la Grande Guerre. Chroniques de la vie quotidienne, La Roche-sur-Yon, Centre vendéen de recherches historiques, 2014.

 

 

1 HENRY, Jean-François, L’Île d’Yeu dans la Grande Guerre. Chroniques de la vie quotidienne, La Roche-sur-Yon, Centre vendéen de recherches historiques, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 LAGADEC, Yann, MEURET, Jean-Claude et RANNOU, Yves, Une entrée en guerre. Chelun, village breton, 1914-1915, Rennes, Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, 2013, p. 27.