Chelun 1914-1915 : village-monde ?

 

 

Dans la perspective du prochain centenaire de l’année 2014, la Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine publie un formidable petit volume signé par Y. Lagadec, J.-C. Meuret et Y. Rannou1. Ce livre est en fait double puisqu’il plonge le lecteur d’une part dans le journal de François Louvel, l’instituteur de la commune, et d’autre part dans l’œuvre de Joseph Bellier, un sculpteur autodidacte auteur d’un calvaire dont l’installation, en 1915, prend une signification particulière du fait du conflit. Au final, ces deux figures méconnues nous permettent de mieux pénétrer l’entrée en guerre d’une commune rurale des marches de Bretagne.

On sait combien l’historiographie de l’entrée dans la Première Guerre mondiale est redevable aux instituteurs. Ce sont en effet leurs rapports qui, pour une grande part, constituent la matière première disséquée par J.-J. Becker pour son incontournable thèse2. Cette dette n’est pas près de se résorber tant l’article que Y. Lagadec consacre au journal de François Louvel, l’instituteur de Chelun, est d’un grand intérêt pour quiconque s’intéresse à cette période. En effet, la grande majorité des sources dont nous disposons concerne les zones urbanisées – tout du moins à l’échelle de ce qui peut exister en août 1914 – de Bretagne, réalité ayant pour effet de plonger dans un vaste angle mort les régions rurales, pourtant proportionnellement les plus nombreuses. C’est là un intérêt majeur du journal de François Louvel, justement souligné d’ailleurs par Y. Lagadec (p. 8), que de nous donner à voir ces quelques jours cruciaux du point de vue des campagnes.

Carte postale. Collection particulière.

On peut notamment réaliser combien la mobilisation générale est en réalité double puisqu'au départ des hommes succède celui des chevaux (p. 15). Or celle-ci est d’une grande importance sur le plan matériel – puisque tant les campagnes que l’Armée française sont alors largement hippomobiles – mais aussi émotionnel. En effet, en 1914, le cheval est pour les familles non seulement un capital mais aussi un être vivant avec lequel on vit au quotidien, et auquel on s’attache. Si cette dimension est difficile à évaluer – comme le note justement Y. Lagadec – le journal de François Louvel est néanmoins d’un grand intérêt sur ce point puisque parmi les textes officiels que l’instituteur prend la peine de recopier figurent en première position deux célèbres ordres (p. 33-34), celui de la mobilisation générale puis celui concernant les réquisitions de chevaux, comme pour dire, certes, la prééminence de l’homme sur l’animal, mais aussi leur grande importance respective.

Néanmoins, il n’empêche que, comme tout témoignage, ce journal n’est pas sans induire un certain effet de source. En effet, c’est bien la mobilisation à Chelun vue par François Louvel que relate ce texte et il n’est, à ce titre, pas impossible de déceler certaines originalités dans le propos de l’instituteur. Cela est notamment le cas lorsqu’il démêle le jeu des alliances conduisant à la guerre (p. 31). Certes, c’est bien l’assassinat de François-Ferdinand qui est le « prétexte » qui met le feu au baril de poudre européen. De même, c’est sans surprise que l’on devine sous la plume de Louvel les traces d’un patriotisme défensif, la France étant selon lui forcée d’entrer en guerre mais comme à contrecœur ; Paris, Londres et Moscou ayant selon ses propres mots uni « leurs efforts pour éviter un conflit ». Mais ce qui surprend c’est combien le rôle de François-Ferdinand dans la non-résolution de cette crise est jugé plus sévèrement que celui de Guillaume II. Pour l’instituteur de Chelun, « le gouvernement serbe fit toutes les concessions diplomatiquement possibles ce qui n’empêcha pas l’empereur François-Joseph de poser un ultimatum à la Serbie ». Plus intéressant encore, à l’en croire « l’Allemagne même semblait vouloir éviter le conflit ». S’il n’appartient pas à ces lignes d’évaluer le véridique de l’erroné dans cette analyse, il importe en revanche de souligner combien un tel propos tranche avec ce que l’on peut lire d’habitude, la primauté de la responsabilité dans le basculement vers la guerre étant généralement plus attribué à Berlin qu’à Vienne. Pour ne citer qu’un seul exemple, le 3 août 1914, sous la plume d’Emmanuel Desgrée du Lou, directeur politique de l’Ouest-Eclair, c’est bien l’Allemagne qui est la seule responsable du conflit3.

Un autre point que soulève le journal de François Louvel est celui, crucial en ces semaines d’août 1914, de la transmission de l’information. Dépendant de la 10e région militaire, les habitants de Chelun sont essentiellement – en ce qui concerne les membres de l’active – mobilisés au sein du 10e corps d’armée et participent, à ce titre, à la très meurtrière bataille de Charleroi4. Or l’on sait que dans un premier temps la population est totalement ignorante de la réalité du conflit, bercée par les communiqués officiels mensongers. La situation est d’autant plus critique que la guerre de mouvement et une relative impréparation de l’Armée française empêchent les liaisons épistolaires entres les soldats et leurs familles. Ainsi il n’est pas rare qu’une femme soit tout au long du mois d’août 1914 sans nouvelle d’un époux mobilisé. Dans ces conditions on comprend mieux le choc que peut constituer le communiqué du 29 août 1914 annonçant la situation du front « de la Somme aux Vosges » et rendant par la même occasion publique la situation désastreuse résultant des premières semaines de la campagne.

Arrivée de blessés des troupes coloniales à Saint-Brieuc, octobre 1914. Carte postale. Collection particulière.

Or le journal de François Level comporte plusieurs éléments invitant à revoir cette chronologie. On sait ainsi que dès le 20 août (p. 43-44), des requêtes sont adressées au Ministère de la Guerre pour obtenir des renseignements à propos de chelunais mobilisés (dont certains appartiennent au 70e RI et au 10e RAC, soit autant d’éléments du 10e CA). C’est également ce même jour que les premiers transports de blessés de la bataille des frontières arrivent en gare de Vitré et Rennes (p. 23) et il n’est sans doute pas impossible que quelques bribes de renseignements puissent parvenir par la capillarité du bouche-à-oreille jusqu’à Chelun. Mais la réelle rupture, en ce qu’elle semble marquée par un certain degré d’officialité, intervient le 27 août 1914 lorsque la Mairie avise ses administrés que (p. 25 et 41)

« un certain nombre de Belges obligés de fuir devant l’invasion allemande sont arrivés en Ille-et-Vilaine. Il se peut que quelques-uns d’entre eux soient envoyés dans notre commune et que nous soyons obligés de les loger chez l’habitant c’est-à-dire en billet de logement. Il invite particulièrement ceux qui seront appelés à les loger à les recevoir de leur mieux en se rappelant que la Belgique nous a préservé de la première invasion et que c’est en accueillant convenablement ses fils que nous commenceront (sic) à acquitter la dette que la France à contractée face [à] la vaillante petite nation. »

Ce texte est d’un grand intérêt car il est sans ambiguïté : si la Belgique est envahie, alors c’est que les armées françaises sont défaites, nouvelle qui, on s’en doute, doit provoquer une grande inquiétude parmi les habitants de Chelun, notamment ceux qui ont un des leurs mobilisé au 10e corps. Et l’on peut dès lors regretter que François Level, qui n’est pas mobilisé et dont l’enfant né en 1910 est bien entendu trop jeune pour l’être, ne détaille pas plus les réactions provoquées par cet avis. On sait juste que (p. 44)

« les familles de militaires qui n’en (sic) reçoivent pas de nouvelles montrent de l’inquiétude [et] se demandant ce que sont devenus leurs absents. Beaucoup n’ont pas donné de leurs nouvelles depuis les grandes hostilités et d’autres depuis le 1er jour de la mobilisation et même avant. »

On peut bien entendu regretter l’aridité de la source mais il n’en demeure pas moins que pour parcellaires qu’ils soient, ces éléments amènent à reconsidérer la portée du fameux communiqué du 29 août 1914. La découverte de la réalité est probablement moins brutale, quelques informations ayant « fuité » auparavant. Et d’une certaine manière, on peut presque dire que cela est heureux tant le choc de la vérité est rude. Le 30 août 1914, un avis de la Mairie est lu en place publique dans « un silence absolu ». Il y est question d’un convoi de plus de 3 000 Belges arrivés à Rennes, fuyant « l’occupation de leur pays par les Allemands », ainsi que les « atrocités » et les « mauvais traitements » (p. 45). La population est comme abasourdie par la nouvelle, « tous, femmes, hommes et enfants groupés autour du publicateur l’écoutaient religieusement et nous en avons vu beaucoup émus jusqu’aux larmes s’essuyant les yeux » (p. 46). Il est vrai que, comme l’écrira si bien Marc Bloch, la guerre est propice aux « bobards » et les bruits divers et variés, plus ou moins fondés, ne sont pas sans susciter « un peu de nervosité » (p. 47).

Là encore l’effet de source joue à plein puisque nous sommes prisonniers de la plume de François Level qui, en la circonstance, nous semble assez sobre. Sans doute qu’à l’annonce du transfert du gouvernement à Bordeaux, le 4 septembre 1914, le terme de « certaine émotion » suscitée chez les Chelunais par l’annonce de cette nouvelle est en deçà de  la réalité. Mais en définitive le journal de Level est indispensable en ce qu’il permet de souligner – à l’instar de ce que fait Y. Lagadec – la dichotomie entre la mobilisation pour la guerre et l’entrée dans la guerre des Chelunais (p. 16). Pour ces derniers, c’est véritablement avec l’annonce du premier mort de la commune que celle-ci débute (p. 27), mettant ainsi fin à cette période floue qu’est l’entrée en guerre. Gageons ici que, du point de cette césure, l’exemple chelunais n’est nullement exceptionnel.

 

Exceptionnel, en revanche, Joseph Bellier l’est assurément. D’une certaine manière, cet homme n’est d’ailleurs pas sans rappeler Lucie Baud en ce que J.-C. Meuret et M. Perrot disposent tous deux au final d’assez peu d’archives pour écrire la biographie de ces deux individus hors-norme. En effet, Bellier est un paysan-sculpteur autodidacte – mais fortement influencé par l’art asiatique à la suite d’un frère partie au Tonkin dans les années 1880 – à qui l’on doit notamment un calvaire érigé à Chelun en 1915.

Le calvaire de Chelun, oeuvre de Joseph Béllier. Cliché Topic.

C’est d’ailleurs cette œuvre qui focalise l’essentiel de l’attention de l’auteur. Celle-ci constitue en effet une source extraordinaire qui dit bien la présence de la Première Guerre mondiale dans un petit bourg rural des marches de Bretagne tel que Chelun. Né en 1846, Bellier est témoin de nombreux troubles de son temps : guerre de 1870, chute du Second Empire et proclamation de la République, épisode communard, Affaire Dreyfus… Or J.-C. Meuret dresse le constat d’une œuvre qui, globalement, se révèle être entièrement tournée vers la religion et imperméable aux influences extérieures de la vie séculière (p. 75), à l’exception du calvaire dit du Bignon. Celui-ci revêt en effet une signification particulière lorsque l’on sait que la croix est consacrée en 1915, en pleine guerre, lors du dimanche de la Passion, et que le Christ qui y figure est porté par six conscrits de la classe 1916 (p. 78).

Il serait donc tentant d’ériger la Première Guerre mondiale en rupture de l’histoire de Chelun marquant l’entrée du village dans un XXe siècle républicanisé. Pourtant, à en croire l’interprétation du calvaire du Bignon que livre J.-C. Meuret, les lois laïques des années 1900 constituent également une période importante de crise dans cette localité, marquée notamment par l’excommunication du maire en 1911 (p. 80). De ce point de vue, c’est sans surprise que le souvenir de ces années figure sur des frises du calvaire.

L’article que J.-C. Meuret consacre à Joseph Bellier nous semble d’un grand intérêt tant la mémoire de pierre de la Première Guerre mondiale a trop souvent tendance à être circonscrite aux seuls monuments aux morts. Si cette source est, du point de vue de l’histoire des représentations, d’un grand intérêt, il n’en demeure pas moins que celle-ci ne saurait être considérée comme l’unique vecteur du souvenir de la Grande Guerre. Or force est d’admettre que les études concernant les dénominations de voies et bâtiments publics demeurent encore rares. De même, les vitraux, dont on sait qu’ils font bien plus souvent que l’on croit référence à la Grande Guerre, attendent encore de bénéficier d’une analyse définitive. Mais d’autres vecteurs restent à explorer : quid par exemple des bateaux de pêche dont le nom, on le sait, n’est parfois pas sans références mémorielles ?

 

L’un des éléments qui frappe le plus dans cet article est de voir, au final, combien Chelun semble peu tourné vers la Bretagne. C’est ainsi un frère de Joseph Bellier qui s’installe en Mayenne (p. 72) ou encore les matières premières du sculpteur qui proviennent de carrières situées dans le Maine-et-Loire (p. 74). C’est sans doute cette dimension qui fait la force de ce petit volume, érigeant cette commune en véritable indice, au sens microhistorique du terme. En effet, les scènes de mobilisation décrites par François Louvel ressemblent – de l’aveu même de Yann Lagadec – « en tout point à celles que l’on a pu observer dans la plupart des communes d’Ille-et-Vilaine et, au-delà, de France » (p. 10-11). Nonobstant la question du sentiment régional, on serait presque tenté d’écrire que Chelun pourrait se trouver n’importe où, comme une sorte de village-monde. Or cette commune est bien un village des marches, confiné aux marges de la Bretagne, ce qui à dire vrai n’est pas là une grande découverte puisque l’étymologie même du nom de Chelun semble renvoyer à un litige territorial5, qu’il n’est ici pas difficile d’imaginer. Pourtant, pour le curé de la paroisse, le calvaire sculpté par Joseph Bellier en 1914 est bien « breton » (p. 82). Mais ce n’est pas pour nous ce qui est le plus important dans cet ouvrage. Chelun est avant tout – grâce aux traces documentaires laissées par François Louvel et Joseph Bellier – un miroir de la France et peut-être même de l’Europe rurale qui, en août 1914, entre en guerre.

Erwan LE GALL

LAGADEC, Yann, MEURET, Jean-Claude et RANNOU, Yves, Une entrée en guerre. Chelun, village breton, 1914-1915, Rennes, Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, 2013.

 

1 LAGADEC, Yann, MEURET, Jean-Claude et RANNOU, Yves, Une entrée en guerre. Chelun, village breton, 1914-1915, Rennes, Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, 2013. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 BECKER, Jean-Jacques, 1914 : Comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977.

3 DESGREE DU LOU, Emmanuel, « C’est la guerre », L’Ouest-Eclair, n°5704, 3 août 1914, p. 1.

4 Sur cette dernière on se permettra de renvoyer dans le présent numéro à LE GALL, Erwan et TIXHON, Axel, « La Bataille de Sambre-et-Meuse, août 1914. Regards allemands, belges et français sur les armées, les lieux de mémoire et les représentations », En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°2, été 2013, en ligne.

5 GUILLOTIN DE CORSON, Amédée (Chanoine), Pouillé historique de l’archevêché de Rennes, Tome IV, Rennes Fougeray, 1880-1886, p. 422.