De la France – et de la Bretagne – à Salonique

Fruits d’un travail de longue haleine, d’une collaboration complexe et enchevêtrée entre spécialistes de différents champs et périodes, les chantiers muséographiques et la rédaction des catalogues d’exposition déjouent à intervalle régulier la quadrature du cercle. L’Institut Français de Thessalonique – ville autrefois nommée en France « Salonique » – le démontre brillamment avec le catalogue de l’exposition Souvenirs de Salonique. Histoires françaises d’hier à aujourd’hui qui s’est tenue dans ses locaux du 15 mars au 15 mai 2019. Gageons que ceux qui n’ont pas eu la chance de séjourner dans le port grec et de s’attarder devant les riches encarts de l’Institut Français, et de découvrir cette florissante histoire des Français en Macédoine, trouveront un réconfort certain dans cet ouvrage et que ce catalogue gagnera sa juste place dans les rayons des bibliothèques universitaires comme entre les mains du grand public.

Salonique, port de la Grande Guerre. Carte postale. Collection particulière.

« Salonique ». Ce nom évoquait, pour bien des marins bretons de la Grande Guerre, le souvenir d’un port atteint après de longues heures passées sur une mer menaçante. Pour les poilus qui combattent en Macédoine, cruellement surnommé par Clemenceau « jardiniers de Salonique », c’est le nom d’une ville qui ne manque pas de frapper par son altérité radicale, celle d’une cité orientale arrachée depuis peu à l’Empire ottoman. Avant d’en venir à la Grande Guerre, le catalogue de l’exposition offre des éléments de compréhension de cette longue relation de la France et des Français à cette ville, grâce aux pages rédigées par Mathieu Jestin, spécialiste bien connu de ces questions. Partant des négociants de passage, dont les pierres tombales familiales sont encore visibles pour les visiteurs des cimetières du port grec, il resitue l’installation du Consulat de France à Salonique en 1686 dans le temps long des relations de la France avec l’Empire Ottoman. Au sein de cette place commerciale déterminante, Paris se trouvait avantagé par les capitulations conclues avec la Sublime Porte, et entendait jouer son rôle de protecteur des minorités chrétiennes (parmi lesquelles on trouvait des grandes familles commerçantes, les Levantins) et étendre son influence diplomatique.

Mais la présence française à Thessalonique est avant tout économique, comme le montre très bien Vilma Hastaoglou-Martinidis, de par son statut de voie d’entrée dans l’arrière-pays balkanique et sa proximité avec les détroits et le Canal de Suez. La ville attire très vite les capitaux et les savoir-faire français dans le commerce mais surtout dans les grands travaux d’infrastructures de la seconde moitié du XIXe siècle, comme lors de l’aménagement du port de la ville, sur lequel les Français sont maîtres de 1896 à 1930, date d’achat de son droit d’exploitation par la Grèce. La ville et la région en elles-mêmes constituent un vaste chantier pour les écoles françaises telles les Ponts et Chaussées ou l’École Centrale des Arts et Manufactures, comme par exemple pour la construction du chemin de fer Thessalonique-Dedegac (Alexandroupolis), dont la concession est cédée à la France en 1892 et gérée par la Compagnie de chemin de fer Salonique-Constantinople, majoritairement dirigée par des fonctionnaires français et alimentée en capitaux venus de France.

L’autre secteur à travers lequel la France acquiert très vite une position prééminente dans la région est celui de l’éducation. Ainsi, le catalogue de l’exposition, via les contributions de Rena Molho et Andréas K. Bouroutis, revient dans le détail sur la diffusion de la langue française et d’une éducation à la française par un ensemble d’établissements installés à Salonique : les écoles de la Mission laïque, les écoles franco-juives de l’Alliance Israélite universelle, les écoles des Frères De La Salle ou celles des Filles de la Charité. L’essor de la pratique du français est favorisé, par exemple dans le cas des écoles de l’Alliance Israélite, par le fait que les communautés juives d’Europe de l’ouest sont très préoccupées par la situation matérielle des juifs du Levant, et voient l’éducation à la française comme un levier émancipateur. Ceci a pour conséquence de faire du français une langue de travail, de débat et d’expression d’idées, notamment à travers des journaux juifs francophones comme Le Journal de Salonique, Les Progrès ou encore L’indépendant.

Carte postale. Collection particulière.

Mais l’histoire des relations de la France avec les Juifs de Salonique est également celle d’un exil, celui de toute une population persécutée. En effet, comme le souligne Anne-Marie Faraggi-Rychner, dès les guerres balkaniques et jusqu’aux années 30, la communauté juive doit affronter plusieurs épreuves : hellénisation de la ville et de la région après la conquête de la Macédoine par la Grèce en 1912, fin des liens commerciaux avec le reste de l’Empire ottoman, incendie de Salonique en 1917 (qui ravage les quartiers juifs du centre-ville), arrivée de 100 000 réfugiés grecs d’Asie Mineure en 1924 les mettant en position de minorité, émeute anti-juive en 1931, etc. Dès cette période, beaucoup de juifs, de par leur éducation à la française, choisissent de gagner la France. Ce lent déclin s’achève de la manière la plus brutale qui soit lors de la déportation et l’extermination de près de 54 000 juifs de Salonique par les troupes allemandes dès 1942. La communauté ne s’est jamais relevée de cet épisode, et vit la destruction complète du cimetière juif de la ville, dont il ne reste aujourd’hui plus rien des 400 000 tombes. La communauté de Thessalonique ne compte actuellement plus que 900 personnes.

L’autre épisode majeur évoqué dans ce catalogue est bien entendu la Première Guerre mondiale et plus particulièrement le Front d’Orient, à travers la contribution de Vlassis Vlassidis. Il revient sur le contexte de l’ouverture de ce front, voulu pour surmonter le blocage stratégique et secourir l’armée serbe dont les lignes sont enfoncées en 1915 par les troupes bulgares. Du débarquement franco-britannique à Salonique en octobre 1915 à la percée du front en septembre 1918, Vlassis Vlassidis dresse un tableau riche de ce front souvent oublié où combat une coalition d’armées françaises, anglaises, italiennes, serbes, russes et grecques. Il revient sur la présence physique des forces de l’Entente dans la ville, sur les contacts économiques entre troupes et commerçants locaux mais aussi sur les activités sociales culturelles des armées (théâtre, concerts, compétitions sportives et fouilles archéologiques dans la région), leurs œuvres structurelles et logistiques sans oublier la mémoire de ce front, à travers les monuments et cimetières militaires de Salonique.

La contribution française au réaménagement de Thessalonique est ensuite examinée par Nikos Kalogirou qui revient sur le travail de la Commission internationale du nouveau plan de Thessalonique, constituée après l’incendie qui ravage la ville en 1917. Les lecteurs bretons seront heureux de découvrir, au sein de cette commission, le destin du morlaisien Joseph Pleyber : très actif dans les colonies françaises, il joue un rôle crucial dans la résolution des problèmes techniques lié au nouvel urbanisme de la ville. À ce chapitre, succède un texte très personnel de deux architectes, Podromos Nikiforidis et Bernard Cuomo sur les réaménagements contemporains de Thessalonique.

Carte postale. Collection particulière.

Le catalogue « Souvenirs de Salonique », par la diversité de ses contributions, offre un tableau pour le moins stimulant de ce que donne à penser l’histoire de la relation de la France non pas uniquement avec un pays mais avec une ville, un port, où elle a laissé une trace conséquente et encore vivante. Ce catalogue, par ailleurs densément illustré, offre au lecteur curieux comme à l’historien une riche entrée – via une échelle microhistorique – dans le temps long de la présence française, et on l’a vue bretonne, au Levant.

Gwendal PIEGAIS

Souvenirs de Salonique. Histoires françaises d’hier à aujourd’hui. Catalogue de l’exposition de l’Institut Français de Thessalonique, 15 mars - 25 avril 2019, Thessalonique, 2019.