De la hache au couteau suisse : Jean-Pierre Calloc’h

Jean-Pierre Calloc’h est une figure particulièrement complexe. Régulièrement invoqué dans l’espace public, cet homme de lettre n’en constitue pas moins un terrain d’étude jusqu’alors peu défriché par l’historiographie. C’est donc avec le plus grand intérêt qu’il faut accueillir le volume collectif dirigé par Sébastien Carney, actes d’un colloque tenu en 2017 à Sainte-Anne d’Auray et qui part d’un saisissant constant1 : tour à tour orthographié Jean-Pierre, Iehann-Per ou encore Yann-Ber, Calloc’h, que l’on trouve également écrit Kalloh ou Kalloc’h et que l’on connaît aussi sous le surnom de Bleimor, est assurément multiple (p. 10). C’est là le témoigne des nombreuses traces que laisse celui que Francis Favereau comme « le plus connu des écrivains bretonnants, non seulement en Bretagne et en France, mais aussi au niveau international » (p. 17). Or, comme le résume brillamment Sébastien Carney, « cette saturation de mémoire contraste avec un déficit d’histoire », déficit que ce passionnant volume collectif vient combler efficacement.

Portrait de Jean-Pierre Calloc'h. Carte postale (détail). Collection particulière.

Celui qui dans La Prière du guetteur, probablement son œuvre la plus connue, se décrit comme sautant « le parapet, une hache à la main » témoigne d’une étonnante complexité linguistique, remarquablement mise en perspective par Erwan Le Pipec. La plume de Jean-Pierre Calloc’h ne saurait en effet se réduire à une opposition binaire entre breton et français. La frontière est en effet assez vaporeuse entre ces deux langues et distingue en réalité deux univers socio-culturels distincts, celui des paysans d’une part, celui des urbains d’autre part (p. 83-84). Né à Groix, Jean-Pierre Calloc’h est donc au cœur de cette ambiguïté. Lui qui, bachelier ès Lettres entre en 1905 au grand séminaire de Vannes (p. 19). Mais l’engagement du poète en faveur du breton vient complexifier l’analyse car, à un classique bilinguisme vient s’ajouter un subtile phénomène de diglossie puisque le poète puise en réalité à plusieurs sources : son parler groisillon qu’il couche sur le papier pour l’occasion, le vannetais et le breton unifié KLT (p. 85). Derrière ces différents registres de langue résident en réalité des contextes socio-culturels, et même politiques serait-on tenté d’ajouter, bien différenciés : le breton de son village natal n’est pas le vannetais de l’épiscopat morbihannais et ne donne pas la légitimité du moderne KLT (p. 104). Dans cette perspective, il faut épurer la langue de tout mot français, quitte à créer de toute pièce des néologismes à partir du gaélique (p. 106).

Mais le mythe Jean-Pierre Calloc’h est indissociable de la Grande Guerre et de sa mort au champ d’honneur, le 10 avril 1917. Comme son ami Loeiz Herrieu, il compte parmi ces grands écrivains de langue bretonne qui répondent à l’appel des armes pendant la Première Guerre mondiale. Militant de la Bretagne, Calloc’h est marqué au fer rouge par sa foi catholique et se dresse « tout naturellement » (p. 24) pour défendre la fille aînée de l’Eglise agressée par l’Allemagne. Pour autant, à mille lieues de cette dimension idéologique qui paraît suggérer de hauts faits d’armes, Yann Lagadec dépeint une guerre d’une étonnante banalité : « un combattant de cet acabit, sorti aspirant de Saint-Maixent en août 1915 mais promu sous-lieutenant à l’automne 1916 seulement, jamais cité ne serait-ce qu’à l’ordre du régiment, de ce fait jamais décoré ne serait-ce que de la croix de guerre, et ce malgré 21 mois passés au front, cela ne peut manquer d’interroger l’historien accoutumé à la  lecture des sources émanant de l’institution militaire comme des égo-documents datant de la Grande Guerre » (p. 47). Ce constat est à l’image de la fin du poète, fauché par un obus allemand alors qu’il se terrait dans un abri, ce qui fait écrire à Yann Lagadec : « mort absurde, mort ordinaire que celle de Calloc’h… » (p. 73).

Le contraste n’en est que plus éblouissant avec les mille vies post-mortem du célèbre poète groisillon. Jean-Pierre Calloc’h est en effet tour à tour célébré, non sans fantasmes, puis honni par une nébuleuse Breiz Atao qui semble frappée tout autant par la brutalisation de George Mosse, brutalisation de ne pas avoir fait la guerre mais d’y être en permanence confronté (p. 184), que par le processus de radicalisation cumulative décrit par l’historien allemand Hans Mommsen. A la faveur de la construction du mythe des 240 000 morts pour la France, l’auteur de La prière du guetteur devient une cible pour ces jeunes militants nationalistes bretons qui « ne se remettant pas de n’avoir pas fait la guerre pour eux-mêmes, [en viennent à condamner] ceux qui l’ont faite pour la France » (p. 189). Après la Seconde Guerre mondiale, Calloc’h devient un utile recours pour des militants qu’Yvon Tranvouez décrit comme « contraints à faire profil bas et bien contents de se replier sur ses revendications purement culturelles ». Enfin, avec le renouveau des années 1970, l’artiste se transforme une nouvelle fois : « de catho, Calloc’h devient donc prolo, dans un contexte de fortes revendications autonomistes et nationalistes menées par l’Union démocratique bretonne » (p. 230).

A Groix, le cercle celtique Jean-Pierre Calloc'h. Carte postale. Collection particulière.

C’est ce souvenir polymorphe, étonnamment plastique, qui fait dire avec un sens certain de la formule à Ronan Calvez que « homme à la hache, Calloc’h est désormais un couteau suisse mémoriel » (p. 232). Il n’en demeure pas moins un terrain d’investigation extrêmement fécond tant nombreuses sont les pistes qui demeurent encore en jachère. Et l’on pense tout particulièrement à celle de son homosexualité plus ou moins explicitement avancée par plusieurs contributeurs de cet ouvrage, dont Francis Favereau (p. 28).

Erwan LE GALL

CARNEY, Sébastien (dir), Comment devient-on Jean-Pierre Calloc’h ?, Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 2018.

 

 

 

 

 

1 CARNEY, Sébastien (dir), Comment devient-on Jean-Pierre Calloc’h ?, Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.