L’Everest Breiz Atao par la face nord

 

 

Bien que située loin des contrées de la péninsule armoricaine, l’expression « attaquer l’Everest par la face nord » est celle qui semble le mieux convenir à l’ouvrage que S. Carney consacre à quatre leaders – Olier Mordrel, Raymond Delaporte, Célestin Lainé et Yann Fouéré – du mouvement breton de l’entre-deux-guerres, volume tiré d’une thèse de doctorat effectuée sous la direction de D. Le Couédic et Y. Tranvouez1. La place centrale et controversée qu’occupent ces quatre intellectuels militants dans les mémoires bretonnes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ainsi qu’une littérature prolixe sur le mouvement breton ces dernières années, rendent en effet  le sujet difficile à traiter.

Une de Breiz Atao en mai 1939. Collection particulière.

C’est pourtant parce que « les études les plus récentes ne sont plus le fait d’historiens, mais d’autres personnes qui écrivent sur le passé, cramponnés à la Seconde Guerre mondiale, fond de commerce jamais démodé […] » (p. 15), que S. Carney trouve que le sujet méritait d’être entièrement repensé. Pour ce faire, l’auteur procède de deux manières : tout d’abord il utilise le genre biographique comme une « forme d’histoire totale à une échelle limitée » (p. 20) ; ensuite il entend mettre de côté « l’historiographie classique », née selon lui dans le mouvement breton des années 1960, qui ne voit en ces quatre personnages qu’une « parenthèse tragique » faite de dérives « fasciste », « droitière » et « inexcusable » du mouvement breton (p. 12-13).

Des biographies au genre renouvelé

Bien que le titre puisse laisser croire que l’ouvrage est centré sur le journal Breiz Atao, Mordrel, Delaporte, Lainé et Fouéré, voici le(s) sujet(s) d’étude. En effet, S. Carney a conçu son travail autour d’une analyse biographique des quatre figures emblématiques du mouvement breton, de leurs jeunesses à leurs années d’exil dans la seconde moitié du XXe siècle.  Il justifie cette focale par le fait « qu’on ne peut plus envisager l’histoire du mouvement breton sans voir qui était à la barre, à quel moment et pourquoi » (p. 15). Pourtant, si le genre biographique est l’un des plus populaires, il suscite toujours la méfiance de la communauté des historiens, puisqu’il est souvent soupçonné de dériver vers la construction d’un récit hagiographique. Les historiens des Annales sont à ce titre parmi les meilleurs détracteurs de la biographie, préférant la masse des chiffres de l’histoire quantitative qui permet de percevoir les tendances lourdes qui structurent la société. Le sociologue Pierre Bourdieu parlait en outre en 1986 « d’illusion biographique », qui aurait notamment pour écueils la téléologie et les présupposés.2

S. Carney entend pour sa part inscrire son travail dans le cadre du renouvellement qui touche actuellement le genre biographique. Ainsi, il ne s’agit ici nullement de raconter les hauts faits et les grandes dates des quatre acteurs de Breiz Atao. L’étude de leurs parcours, non pas racontés « dans leur intégralité, mais [par] des tranches de vies » (p.23), en les replaçant dans le contexte plus large de leur époque, permet d’appréhender l’univers mental de ces jeunes gens qui ont créé une « mystique nationale bretonne » dans l’entre-deux-guerres. Dans ce but, l’historien qui fait œuvre de biographe se doit d’utiliser des sources variées. Si la presse, dans la diversité de ses titres, est classiquement une source fondamentale pour cette période, elle ne se suffit pas à elle-même dans l’optique d’une biographie. Grâce à l’expiration de certains délais d’interdiction de communicabilité, un certain nombre d’archives policières et judiciaires ont pu être consultées (p. 28), permettant ainsi des éclairages complémentaires sur le regard que les autorités portaient sur ces militants. Enfin, pour donner de l’épaisseur à ces vies, les fonds d’archives privés se révèlent être un corpus particulièrement intéressant, malgré leurs inégalités en quantité et en qualité (p.29). Ceux-ci imposent par ailleurs certaines précautions d’usage quant du fait de leur composition ou recomposition par les militants eux-mêmes ou leurs familles, sur ce qu’ils ont « décidé de laisser à la postérité, les uns en bâtissant de véritables temples narcissiques de papier, les autres en tâchant d’en être, parfois, les gardiens » (p. 29). L’ombre du combat de la mémoire face à l’histoire n’est alors jamais bien loin.

Mordrel, Delaporte, Lainé, Fouéré : quatre figures du « personnalisme breton »

      Le parti pris de l’ouvrage – répété jusque dans les dernières lignes de la conclusion (p. 558), et qui en fait son originalité historiographique, est de refuser de découper chronologiquement le mouvement breton. Pour S. Carney, ce qu’on appelle le second emzao ou emsav n’a aucune raison d’être. Il ne voit d’ailleurs dans cette périodisation, qu’un moyen rétrospectif de se débarrasser de militants devenus encombrants après la Libération (p. 14). Une thèse qui, a en pas douter, risque d’être fortement contestée à l’heure où les identités régionales sont exacerbées et mises en avant dans une Europe qui voit son projet initial se déliter.

Taldir Jaffrenou. Carte postale (détail). Collection particulière.

A l’appui de son propos, l’historien voit dans ce mouvement breton une expression locale d’un courant d’idées « personnaliste », puissant dans l’entre-deux-guerres, et qui cherche une troisième voie entre le capitalisme libéral et le marxisme. Appliquée à la Bretagne, elle pourrait s’incarner dans le slogan : « Na ruz, na gwenn, Breizad hepken » (« Ni rouge, ni blanc, Breton seulement ») (p. 199). Cette philosophie imprègne fortement les mouvements « non-conformistes » européens qui s’expriment en France dans des revues comme L’Ordre Nouveau, Mouvements ou Esprit fondée par Emmanuel Mounier, autant de sources d’inspirations pour les leaders du mouvement breton. D’ailleurs le terme emzao, employé pour la première fois en 1912 par Taldir Jaffrennou et théorisé dans les années 1920-1930 en tant que soulèvement national breton, pourrait plus justement se traduire par l’idée « d’un soulèvement de/sur soi-même » (p. 179). Le terme prend alors un tout autre sens et son emploi ne servirait qu’à donner un semblant d’unité à de multiples expériences personnelles.

La création d’une « mystique nationale »

Une « mystique nationale » bretonne prend alors forme, sur les fonds baptismaux de la Première Guerre mondiale, que Mordrel voit comme une défaite pour la Bretagne (p. 58), par la faute d’une francisation qui « désaxe l’esprit breton » (p. 68). Au début des années 1920, le panceltisme est vu comme le moyen de combattre la France et son Etat dans un cadre européen plus large, mais l’incompréhension venue d’outre-Manche signe rapidement le glas de ces espoirs (p. 71-79). D’autres sources de réflexion, et d’autres exemples, nourrissent alors les « relèves » bretonnes, qu’il s’agisse des Flamands en 1925 (p. 79), des Alsaciens qui se battent pour la défense de leurs particularismes (p. 136), ou bien de la « révolution conservatrice » allemande qui entend moderniser le nationalisme en se défaisant du passé (p. 93). C’est ainsi que Mordrel souhaite dans Breiz Atao en 1924 la naissance d’une « Bretagne nouvelle débarrassée de ses terroirs, mais qui par sa modernité sera plus bretonne que l’ancienne » (p. 92).

Toutefois, dans ces années 1920-1930, malgré la succession des mouvements, Unvaniez Yaouankiz Vreiz de 1918 à 1927 (p. 98), le Parti autonomiste breton (PAB) de 1927 à 1931 (p.135 et suivantes), puis le Parti national breton de 1931 à 1944 (p. 180 et suivantes), ne deviennent jamais des mouvements de masse. En tant qu’organe de presse, Breiz Atao, est presque continuellement en difficulté financière et ne rassemble que peu d’abonnés (p. 101). Il en est de même pour les autres revues d’idées comme Stur (p.204). Et même lorsqu’ils tentent l’expérience électorale, comme lors des élections législatives de 1930 dans la circonscription de Guingamp, l’échec est cuisant : le candidat Mazéas ne récolte que 376 voix sur 16 777… (p. 160)

Un projet breton qui se radicalise

L’attrait progressif pour les idéologies les plus radicales du temps est également patent. Si dans un premier temps, à la fin des années 1920, la montée de l’hitlérisme pousse les militants du PAB à abandonner leur sigle nommé hevoud trop proche de la croix gammée allemande (p. 153) ; en 1933, le « programme novateur » présenté par Mordrel dans Breiz Atao et intitulé SAGA propose 16 points sur 48 qui sont directement inspirés des 25 points du programme du NSDAP (p. 190-191). Deux ans plus tard, Mordrel se dit même « subjugué par les réalisations » du régime nazi dans une série d’articles nommés « Bretagne Allemagne » (p. 275). Sa seule critique, fidèle à la pensée personnaliste, porte alors sur la « divinisation de l’Etat ».

Caricature publiée dans Breiz Atao en août 1934 au moment de la réhabilitation de François Laurent. Collection particulière.

Pour tout cela, l’imposant ouvrage – 600 pages ! – de S. Carney permet de penser le mouvement breton de l’entre-deux-guerres comme l’incarnation bretonne d’un mouvement « non-conformiste » inscrit dans un cadre européen plus large. Un mouvement mené par une poignée de militants qui s’acharnent, malgré le désintérêt de la population bretonne, à construire un projet politique pour la Bretagne, la Seconde Guerre mondiale constituant pour eux une sorte d’effet d’aubaine pour tenter de le mettre en œuvre. Que l’on soutienne ou non l’ensemble des thèses portées par S. Carney, on ne pourra pas ignorer son ouvrage, qui se place désormais parmi les livres incontournables du mouvement breton, et plus largement de la Bretagne de l’entre-deux-guerres.

Thomas PERRONO

 

CARNEY, Sébastien, Breiz Atao ! Mordrel, Delaporte, Lainé, Fouéré : une mystique nationale (1901-1948), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

 

 

1 CARNEY, Sébastien, Breiz Atao ! Mordrel, Delaporte, Lainé, Fouéré : une mystique nationale (1901-1948), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 BOURDIEU, Pierre, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986, n°62, p. 69-72.