Jalons pour une recherche en histoire appliquée

La mémoire est une notion qui pose problème en ce qu’elle témoigne d’une fâcheuse propension à substituer l’émotion à la réflexion. Pourtant, tout n’est pas nécessairement à jeter aux oubliettes dans ce concept, et notamment cette formidable aptitude à aller au-devant du grand public afin de répondre à ce qu’il convient bien de nommer « la demande sociale d’histoire ». En effet, en tant que discipline, ce nom renvoie à une méthode qui consiste à interroger le passé, chose qui se fait bien souvent à la lumière du présent. C’est bien pour cela qu’à notre sens le centenaire de l’année 1914 était aussi important, tant cette période fait par bien des égards écho à celle que nous vivons. Aussi, nous ne pouvons que recommander la lecture de ce remarquable ouvrage collectif dirigé par F. Cochet et J.-C. Sauvage : 1914. La Guerre avant la guerre. Regards sur un conflit à venir1.

Carte postale. Collection particulière.

La principale force de ce volume est de montrer, en multipliant les jeux d’échelle, combien l’été 1914 est un moment de paradoxes, puisque l’entrée dans cette guerre qui avait été prévue, anticipée, réfléchie depuis plusieurs années, surprend les contemporains2. Mais à ce premier étonnement répond un second, bien souvent insuffisamment souligné, celui de la nature, et plus encore de la durée, de ce conflit. Certes, on pourra toujours trouver un auteur qui, prémonitoire, pourra autoriser certains à dire qu’on « savait ». Intéressante est à cet égard l’étude de Maurice Vaïsse sur ce « prophète méconnu de la guerre économique » qu’est le capitaine Serrigny (p. 205-211). S’attachant pour sa part à littérature d’anticipation, Rémy Porte à néanmoins raison de souligner que dans le propos qui nous importe ici c’est moins le caractère prémonitoire d’une réflexion qui compte que son aptitude à influer sur les décideurs de l’époque (p. 36).

Il n’en demeure pas moins qu’un tel décalage entre la manière dont est anticipée la guerre et la façon dont celle-ci finalement se déroule ne manque pas d’interroger dans un pays aussi imprégné de la « chose militaire » que la France de 1914. C’est d’ailleurs ce que montre très justement A. Lafon, à qui l’on doit un volume remarqué sur la camaraderie combattante, tout en insistant sur « l’angélisme qui transparait dans le traitement par la presse régionale et de l’iconographie de l’armée et de l’institution militaire ».

En réalité, c’est à maints niveaux que le contraste entre la guerre telle qu’elle est anticipée pendant ce qu’on appelle, sans doute à tort d’ailleurs, la Belle époque et le conflit qui survient en 1914 trouve son origine. F. Cochet, dans une communication particulièrement éclairante, insiste sur le contraste entre « l’instruction de la troupe et les convictions des officiers » (p. 20), autrement dit sur l’écart entre « le monde de la guerre pensée dans les élites militaires par rapport à la guerre imaginée par le plus grand nombre des soldats » (p. 23). Dans le cadre de l’Empire, qui n’est comme le rappelle malicieusement Julie d’Andurain, « jamais qu’une structure infranationale » (p. 58), le décalage est encore plus perceptible puisque ce n’est pas tant l’Allemand, avec qui les Français parviennent au final toujours à négocier3, que le Britannique qui fait figure d’ennemi héréditaire (p. 67). On pourrait également mentionner le propos, assez stimulant, de Marianne Walle sur l’opinion publique en Allemagne en 1913-1914 (145-158) ou d’Oliver Dard sur le diagnostic des nationalistes sur l’état de la France à la veille d’une guerre qui est jugée « certaine » (p. 175).

Carte postale. Collection particulière.

Au final, les éditions Riveneuve publient avec ce volume collectif un ouvrage dont on ne peut non seulement que conseiller la lecture mais qui, de surcroît, parait répondre à ce que devrait normalement être une commémoration, c’est-à-dire avant tout un intense moment de réflexion. Car en lisant ce passionnant livre, il est bien difficile de ne pas penser à l’époque troublée dans laquelle nous vivons et aux manières dont nous nous préparons à une guerre qui n’en a qu’épisodiquement le nom et pour laquelle nous paraissons bien désemparés. Un petit peu à la manière de la presse champenoise étudiée par Hervé Chabaud et qui s’interroge résolument sur la paix (p. 197-202). Or celle-ci ne peut exister sans l’idée de guerre, ce qui dit bien au final combien la guerre, quoi que mal anticipée, est présente dans les esprits. On ne peut en définitive que saluer la publication de cet ouvrage qui s’apparente par bien des égards à une démarche originale, que nous pourrions qualifier de « recherche en histoire appliquée à une temporalité particulière », celle de ce centenaire conjuguée à la situation internationale que l’on connaît. Voici qui constitue une excellente alternative au sacro-saint « devoir de mémoire ».

Erwan LE GALL

 

COCHET, François et SAUVAGE, Jean-Christophe (dir.), 1914. La Guerre avant la guerre. Regards sur un conflit à venir, Paris, Riveneuve, 2015.

 

 

 

 

1 COCHET, François et SAUVAGE, Jean-Christophe (dir.), 1914. La Guerre avant la guerre. Regards sur un conflit à venir, Paris, Riveneuve, 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Sur cette dernière question, on reverra à l’étude classique de BECKER, Jean-Jacques, 1914, Comment les français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977.  

3 p. 67 : « Dans le cadre des rivalités africaines, les Français ont toujours su négocier avec l’Allemagne. Les crises marocaines n’ont été que des coups de théâtre spectaculaires afin d’amener les Français à la table des négociations ». Il s’agissait plus d’un bluff que d’une opposition frontale, même si celui-ci a pu réveiller ça et là chez quelques officiers français, leurs sentiments revanchards. »