La culture du camarade

 

 

Le volumineux ouvrage que publie Alexandre Lafon, avec l’aide de la Direction de la mémoire du patrimoine et des archives du Ministère de la Défense, est à l’image de son sujet : tentaculaire et insaisissable mais, et peut-être même surtout, indispensable1. Rares sont en effet les études offrant autant de perspectives nouvelles d’analyse  et ce n’est pas trop s’avancer que d’affirmer que ce volume extrêmement stimulant contentera nombre de lecteurs.

Rupture et antériorités

L’un des aspects les plus intéressants de ce livre est qu’il rappelle que si la guerre est par définition un moment de rupture avec le temps de paix et les normes qui en découlent, elle n’est pas pour autant sans racines. Or c’est là une chose que l’on a grandement tendance à oublier à force de répéter que la Première Guerre mondiale est une césure, ce qu’elle est par ailleurs soit dit en passant. Ainsi, même lorsqu’ils revêtent l’uniforme, les mobilisés ne se départissent pas de leurs habitus civils (p. 89 et 359). Un tel propos peut paraître anodin. Pourtant, non seulement il parait important dans une époque où la question des identités crispe et se conjugue le plus souvent au présent mais, de surcroît, il amène de très intéressantes perspectives pour qui s’intéresse au « moral » des combattants2. Car en distinguant camaraderie militaire – qui pourrait être assimilée à une cohésion mécanique entre hommes du rang – et élective – qui elle est beaucoup plus proche de l’amitié et est fondée sur des points communs entre individus renvoyant le plus souvent à la vie civile – (p. 170), Alexandre Lafon étudie l’un des ressorts essentiels du « moral » des poilus, et donc de leur ténacité.

Carte postale. Collection particulière.

Il est en effet évident pour quiconque songe quelques instants à la camaraderie combattante pendant la Première Guerre mondiale qu’il y a là un sujet qui, de facto, se trouve adossé à l’épineuse question de l’endurance des poilus. Que l’on songe quelques instants au désarroi éprouvé par Louis Barthas lorsqu’il se retrouve affecté au 248e régiment d’infanterie de Guingamp, régiment breton dont il ne sait rien ou presque, et l’on saisira en quoi cette dimension affective du conflit est essentielle. Celle-ci est d’autant plus importante – dans tous les sens du terme – que « le combat, la mort, la violence, correspondent pour l’individu ou pour les groupes qui les subissent, à des situations qui exacerbent les sentiments » (p. 314).

Mais la camaraderie n’est pas que « de souffrance » (p. 317) et c’est ce qui amène Alexandre Lafon, un petit peu à la manière de l’excellent  et malheureusement pas assez remarqué ouvrage de  Thierry Hardier et Jean-François Jagielski  sur les loisirs des poilus3, à examiner les temps-morts, les à-côtés de la guerre. C’est en effet lors des fêtes, des repas, des moments de jeu, des conversations entre poilus, pendant les heures passées au cantonnement de repos que s’exprime cette camaraderie élective. A partir de celle-ci, l’auteur glisse dans son analyse, en baissant sur l’échelle d’intensité des sentiments éprouvés, vers la sociabilité et, à partir de là, se dévoilent alors de très stimulantes pages sur l’économie de la pratique photographique (p. 285-296) ou encore le commerce des trophées de guerre (p. 333-334). Et c’est ce qui amène Alexandre Lafon, dans une perspective proche de celle de Silvano Servanti qui dresse un semblable constat à propos de la nourriture4, à avancer que (p. 299) « la Grande Guerre, dans ce domaine, par la généralisation de pratiques collectives, même différenciées, participe à une certaine uniformisation culturelle déjà lisible avant 1914 ».

Petites et grande patrie

Dès lors, les fondements de cette camaraderie sont ce qui permet de rapprocher ces hommes sous uniforme et sont donc par définition multiples. Ils  permettent notamment d’approcher les appartenances régionales des combattants avec une appétence particulière de l’auteur pour les Midis, déjà objets d’une étude remarquée5. On profitera d’ailleurs de l’occasion pour souligner encore une fois la fantastique plasticité de ces représentations régionales qui amènent parfois à d’étonnantes similitudes. Tel est ainsi le cas de l’alcool dont la consommation excessive est un stéréotype associé de manière récurrente aux poilus bretons6 mais qui sert aussi à dénoncer/expliquer la pleutrerie supposée au feu des combattants méridionaux (p. 388): « Cette lâcheté généralisée serait en fait largement le fait de la consommation d’alcool et de vin en particulier, dont le Sud est devenu le principal producteur en France dans le mouvement de spécialisation que connait ce secteur ».

Carte postale. Collection particulière.

On se rend compte dès lors que la camaraderie n’est pas universelle et, qu’en réalité, elle se limite aux semblables. Ainsi (p. 187),

« L’indigène n’est donc pas un camarade, il est au plus perçu comme un auxiliaire, à la fois craint et admiré, au moins rejeté et regardé avec une curiosité témoignant d’un rapport très distant avec des hommes qui ne sont pas reconnus tout à fait comme tels. Ce regard ambivalent, à une autre échelle, se retrouve vis-à-vis de l’ennemi. »

Il serait trop fastidieux de reprendre ici la scrupuleuse définition de la notion de camaraderie forgée par A. Lafon. Beaucoup plus intéressant est en revanche tout le travail de déconstruction réalisé autour de cet objet en analysant les discours qui, tant au sein de la sphère militaire que dans les milieux anciens combattants ou de l’arrière, tendent à magnifier cette valeur. Or, précisément, à chaque fois, le recours au terme de camarade » se trouve éluder « en créant une communauté de fait, les divisions au sein de l’univers ancien combattant » (p. 66). C’est ce qui amène l’auteur à (p. 86)

« souligner combien l’image du camarade et de la camaraderie a été largement construite pendant la guerre et après elle, sur un idéal-type mythifié, soit par le biais d’un discours dominant (influent aussi auprès des combattants) marquant l’espace public, soit par les combattants eux-mêmes. Ces représentations du front ont nourri, jusqu’à aujourd’hui, l’imaginaire de la fraternité du front, forgeant de ce point de vue une image positive du combattant de la Grande Guerre et de la solidarité à toute épreuve dans les tranchées. »

 

Ce travail sur les représentations est éminemment important et montre bien que certaines impasses qui, dans le passé, ont pu opposer histoire sociale et culturelle sont aujourd’hui dépassées pour qui souhaite s’extraire de débats aujourd’hui grandement périmés. On sait en effet l’importance accordée par l’auteur à l’histoire sociale et cette influence revendiquée – que l’on ressent par une lecture scrupuleuse et sous l’égide de Jean Norton Cru des témoignages – ne l’empêche pas de mener une stimulante histoire culturelle de la camaraderie, de l’anti-camaraderie et des discours qui y sont associés pendant et après-guerre. C’était d’ailleurs là une remarque que l’on pouvait déjà formuler à l’endroit de l’excellente étude sur les profiteurs de guerre publiée naguère par François Bouloc puisqu’il s’agit, là-encore, d’une catégorie construite7. En cela, cette étude sur la camaraderie dépasse très largement son objet pour aboutir à une perspective épistémologique que l’on qualifiera d’ouverte et qui, espérons-le, deviendra la norme pour les années à venir.

Bien entendu, çà-et-là, les propos d’Alexandre Lafon pourront être discutés, ce qui est inévitable dans un ouvrage aussi volumineux, mais il n’en demeure pas moins que cet ouvrage compte assurément parmi ceux qu’il faut avoir lu à l’occasion de ce centenaire de la Première Guerre mondiale. On profitera toutefois de l’occasion pour s’élever contre la mode actuellement en vigueur chez bon nombre d’éditeurs, mode qui consiste à reporter en fin de volume l’appareil critique contrairement à l’usage qui le dispose en bas de page. Dans le cas cet ouvrage, ceci se révèle doublement préjudiciable. Pour l’auteur tout d’abord puisqu’éluder le référencement extrêmement complet produit à l’occasion de cette étude n’est assurément pas le servir. Pour le lecteur ensuite puisqu’on ne saurait trop insister sur les inconvénients qui résultent pour lui d’un tel choix éditorial puisque, concrètement, dans un ouvrage aussi volumineux, il devient extrêmement compliqué, pour ne pas dire plus, de consulter les quelques quarante pages de notes rigoureusement compilées par l’auteur.

Erwan LE GALL

LAFON, Alexandre, La Camaraderie au front. 1914-1918, Paris, Armand Colin / Ministère de la Défense, 2014.

 

 

1 LAFON, Alexandre, La Camaraderie au front. 1914-1918, Paris, Armand Colin / Ministère de la Défense, 2014. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à cet ouvrage sont dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Sur cette notion, lire la mise en point  de LOEZ, André, « Pour en finir avec le moral des combattants », in MURACCIOLE, Jean-François et ROUSSEAU, Frédéric (dir), Combats, hommage à Jules Maurin, Paris, Michel Houdiard éditeurs, 2010, p. 106-119.  

3 HARDIER, Thierry, JAGIELSKI, Jean-François, Oublier l’apocalypse ? Loisirs et distractions des combattants pendant la Grande Guerre, Paris, IMAGO, 2014.

4 SERVENTI, Silvano, La Cuisine des tranchées. L’alimentation en France pendant la Grande Guerre, Bordeaux, Editions Sud-Ouest, 2014.

5 AMALVI, Christian, LAFON, Alexandre et Piot, Céline (Dir.), Le Midi, Les Midis dans la IIIe République, 1870-1940, Editions d’Albret, Nérac, 2012.

6 Sur cette question on reverra notamment à in LAGADEC, Yann, « L’approche régionale, quelle pertinence ? Le cas des combattants bretons dans la Grande Guerre », in BOURLET, Michaël, LAGADEC, Yann et LE GALL, Erwan, Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 55-56.

7 BOULOC, François, Les profiteurs de guerre, 1914-1918, Paris, Complexe, 2008.