L’évasion du capitaine Lux

Le 2 janvier 1912, L’Ouest-Eclair publie un article assez mystérieux sur l’arrivée à Paris, en train, d’un officier français évadé d’Allemagne1. Deux ans et demi avant la mobilisation de l’été 1914, une telle affaire parait bien sibylline et il est vrai qu’elle ne manque pas de rebondissements.

Chef du bureau de renseignement de Belfort, le capitaine Charles Lux est arrêté en Allemagne alors que, de Suisse, il tente de se livrer à l’espionnage d’installation de zeppelins. Pris en charge immédiatement par les autorités allemandes, l’officier est jugé et condamné à une peine de six ans de forteresse, qu’il effectue en grande partie à Glatz, à la frontière de l’actuelle République Tchèque et de la Pologne.

Une telle peine peut paraitre disproportionnée tant, dans ce genre d’affaire, les services savent en général s’entendre et s’échanger de bons procédés. Mais le capitaine Lux est arrêté en pleine tension franco-allemande et, alors que son procès est instruit pendant l’affaire du Maroc, son sort ne peut être réglé à l’amiable.

Publiant 20 ans après les faits le récit de son évasion2, l’espion interprète ce jugement comme la preuve irréfutable de l’injustice pangermaniste, de l’inévitable soif d’extension de l’Allemagne et de son « acharnement naturel » (p. 49) à l’encontre de la France. Il est intéressant de voir que le traitement journalistique de l’affaire opéré par L’Ouest-Eclair se range à cette opinion puisque, le 30 juin 1911, le quotidien breton explique que l’officier est jugé « pour avoir… dessiné le zeppelin ! »3. Le problème est que ce livre de souvenirs, qui se dévore comme un haletant roman d’aventures et constitue à cet égard une excellente lecture estivale, est publié en 1932, soit presque quinze ans après la Première Guerre mondiale.

Vue de la forteresse de Glatz ou est emprisonné Charles Lux.

En d’autres termes, là où Ernst Johannsen croit en l’émergence d’un homme nouveau né des tranchées, Charles Lux parait lui témoigner d’une impossible démobilisation intellectuelle et recycle les mêmes stéréotypes, les mêmes représentations mentales, qui ont cours avant et pendant le conflit. Le règlement carcéral est ainsi présenté comme étant d’une rigidité toute germanique – p. 35 « cette règlementation fait d’ailleurs l’objet d’une consigne qui est placardée au mur et se résume par le mot verboten » –, comme si celui des prisons françaises de l’époque était plus laxiste. Les compagnons de forteresse sont prétextes à l’expression d’une vive germanophobie (p. 140-141):

« Mes compagnons de captivité se passaient des brochures relatives à l’incident d’Agadir où l’on exaltait le pangermanisme et ils en discutaient les arguments. Ces discussions auxquelles je me gardais bien de participer et que je me contentais d’écouter se terminaient par l’apologie de la politique bismarckienne : Puisque nous sommes les plus forts le Maroc doit nous revenir. La grandeur de l’Allemagne justifiait tous les moyens. Il est à noter que ces officiers appartenaient à la réserve et représentaient non pas la caste militaire mais l’élite de la société allemande : noblesse, magistrature, industrie, commerce. Leur propos et leur conclusion unanime décelaient une mentalité dangereuse pour  la paix de l’Europe. Enivré d’orgueil par ses succès, le peuple allemand se croyait « prédestiné » et perdait le contrôle de ses actes ».

Dans ces conditions, comment s’étonner que l’agent Krebs chargé de mener l’enquête contre l’officier français semble résulter de la fusion de tous les stéréotypes péjoratifs de l’Allemand et apparaisse, au final, comme un incapable doublé d’un malhonnête ?

La poudre d'escampette. Caricature de l'évasion du capitaine Lux parue dans le Elsaesser Kurier.

Le problème, encore une fois, est que ce livre est écrit bien après la Grande Guerre et publié en 1932. En cela, il témoigne certes du poids du conflit mais également de la très difficile – pour ne pas dire parfois impossible – sortie de guerre des Français. S’il n’est vraisemblablement pas un succès de librairie, le simple fait que cet ouvrage puisse être publié semble bien dire combien, moins d’un an avant l’accession d’Hitler au pouvoir, la France parait avoir l’œil dans le rétroviseur, obnubilée par le massacre de 1914-1918.

Erwan LE GALL

LUX, Charles, L’évasion du capitaine Lux (1910-1912), Paris, Les Œuvres représentatives, 1932.

 

1 « Le sang-froid et le courage d’un officier français », L’Ouest-Eclair, n°4727, 2 janvier 1912, p. 2.

2 Lux, Charles, L’évasion du capitaine Lux (1910-1912), Paris, Les Œuvres représentatives, 1932. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à cet ouvrage sont simplement indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

3 « Un officier français accusé d’espionnage », L’Ouest-Eclair, 30 juin 1911, p. 2. La ponctuation est celle de L’Ouest-Eclair.