Le monument Jules Maurin

Il est parfois des nouvelles qui, en plus d’être excellentes, sonnent comme des hommages bien mérités. Hier, la Commission nationale de l’informatique et des libertés autorisait la publication et l’indexation des registres matricules jusqu’en 1921.

Pour les historiens, il s’agit là d’un incontestable pas décisif permettant, à terme, en cette période de centenaire de la Première Guerre mondiale, une meilleur connaissance de l’Armée française. Dans l’ouest, on connait les travaux de Jérémie Halais sur les conscrits de la subdivision de Granville. Mais on peut imaginer qu’à l’avenir soit menées de nombreuses autres études sur des communes, des unités ou encore des catégories socio-professionnelles particulières, ce sans même évoquer les perspectives interdisciplinaires, tout particulièrement avec la géographie.

Feuillet matricule. Archives départementales des Ardennes.

Il s’agit donc là d’une excellente nouvelle et pourtant on ne peut s’empêcher de lui trouver un goût doux-amer, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la décision de la CNIL ne dit rien de l’indexation de ces sources, dimension qui est essentielle pour pouvoir permettre de telles études quantitatives. Ensuite, on ne  peut que se rappeler que si la CNIL a été appelée à statuer sur les registres matricules, c’est moins pour des questions historiques que généalogiques. En effet, par définition, dans une perspective quantitative, les données sensibles (éléments concernant la santé ou quelques décisions de justice) sont anonymées et ne prennent leur réelle signification que mises en perspective avec un autre facteur, tel que la catégorie socio-professionnelle.

Encore une fois, il ne s’agit pas de jeter la pierre aux généalogistes mais bien de déplorer le peu d’entrain des historiens pour de telles enquêtes. Cela est d’autant plus frappant que les Publications de la Sorbonne viennent de rééditer un véritable monument, un ouvrage que chacun se doit d’avoir dans sa bibliothèque, le magistral Armée, guerre, société, soldats languedociens, 1899-1919 de Jules Maurin.

On nous pardonnera notre enthousiasme qui pourra sonner comme excessif aux oreilles de certains mais ce livre est doublement important. Il l’est car il s’agit d’un véritable classique de l’historiographie française, ouvrage tiré d’une thèse absolument monumentale (on ne peut pas s’en empêcher, les superlatifs reviennent…). Pendant des années, Jules Maurin élabore son corpus constitué de près de 10 000 fiches matricules extraites méthodiquement des archives des bureaux de recrutement de Béziers et Mende. Saisies et analysées informatiquement, ces données dressent un tableau, certes indiciaire mais pour l’heure unique, de l’Armée française pendant la Première Guerre mondiale.

Aride, d’une incroyable densité, ce livre est donc éminemment important pour l’emprunte qu’il laisse dans l’historiographie française.

Mais il l’est encore plus pour les perspectives qu’il ouvre et ce, là encore, pour plusieurs raisons. Une en est que Jules Maurin montre dans cet ouvrage qu’une histoire sérielle n’est pas nécessairement l’ennemie d’autres approches. Armée, guerre, société bénéficie ainsi d’apports importants de l’histoire orale, une dimension qui n’est pas à négliger à un moment où semble poindre une opposition artificielle entre histoire culturelle et sociale.

Mais la perspective la plus importante qu’ouvre le travail de Jules Maurin réside moins dans les archives qu’il a patiemment dépouillé que dans les moyens dont il bénéficiait dans les années 1970 pour travailler et qui sont, naturellement, sans commune mesure avec les nôtres. Car Armée, guerre, société renvoie aux temps héroïques des pionniers de la mécanographie, ces petites fiches que l’on perfore avec précision pour transcrire l’information. Bien évidemment complètement dépassées, les pages que Jules Maurin consacre à la méthodologie qui est la sienne sont réellement merveilleuses et ne peuvent que susciter une immense admiration et un profond respect. Et lorsque l’on découvre que c’est avec un ordinateur d’une mémoire vive de seulement 248ko qu’une telle étude a été menée, on comprend dès lors qu’avec la mise en ligne des registres matricules de recrutement, on est en droit d’attendre de nombreuses autres études « à la Jules Maurin ».

On ne peut donc que remercier les Publications de la Sorbonne pour la réédition de ce livre réellement important, augmenté de surcroît d’une belle préface d’André Loez et Nicolas Offenstadt, manifestement très admiratifs de l’œuvre de Jules Maurin. En souhaitant que cet ouvrage, conjointement à la mise en ligne prochaine des registres matricules, suscite de nombreuses vocations et permette de doter l’historiographie de la Bretagne pendant la Première Guerre mondiale d’enquêtes aussi riches et stimulantes.

Erwan LE GALL