Le seigneur des obus : Albert Thomas

En s’attelant à une biographie politique d’Albert Thomas1, Adeline Blaszkiewicz-Maison propose une étude particulièrement utile même si, affirmons-le d’emblée, celle-ci ne saurait être considérée comme faisant le tour de cette – très – vaste question. Le nom d’Albert Thomas est en effet à peu près autant oublié que son rôle est important pendant la Grande Guerre puisque successivement sous-secrétaire d’Etat puis ministre de l’Armement et des Fabrications de guerre de mai 1915 à septembre 1917, il est le véritable seigneur des obus de l’armée française. Consacrer une étude charpentée à cet acteur méconnu du conflit était donc chose plus qu’utile même si le lecteur doit être prévenu qu’il ne trouvera finalement peu d’informations sur les techniques employées par ce socialiste pour garantir un moyen de production élevé.

Albert Thomas pendant un disours, en février 1917. BDIC: VAL 379/033.

Loin d’une histoire technique, économique voire même industrielle et financière, c’est un portrait politique que dresse Adeline Blaszkiewicz-Maison, celui d’un socialiste en guerre. Intégrant les reproches qui ont pu être formulés à l’endroit de la biographie comme genre historique, l’auteure s’intéresse en réalité à travers la personne d’Albert Thomas au problème beaucoup plus vaste de l’Union sacrée des socialistes (p. 18), pris en tenaille entre d’une part les idéaux pacifistes et internationalistes et, d’autre part, une aspiration à l’exercice du pouvoir.

Et force est d’admettre que le choix de ce sujet d’étude sied parfaitement bien à une telle problématique, Albert Thomas s’affirmant dès avant-guerre comme un réformiste résolument patriote. Puisant dans le souvenir de la révolution de 1848 la vision d’un peuple se levant en masse pour « sauver la liberté d’un danger venu de l’extérieur » (p. 24), il acquière très tôt la conviction de l’inéluctabilité d’un prochain conflit avec l’Allemagne (p. 31). Allié de surcroît à une solide expérience tirée de l’exercice de mandats locaux – à tel point qu’on en vient à se demander en lisant ce volume s’il ne serait pas inintéressant d’y voir une sorte d’ancêtre du socialisme municipal né de la vague rose de 1977 – ce puissant imaginaire politique porte en germe les ingrédients qui, a posteriori, permettent d’expliquer l’expérience gouvernementale d’Albert Thomas pendant le conflit. C’est là un des intérêts majeurs de cet ouvrage que de présenter ce parcours dans sa continuité, ce qui a pour effet collatéral de nuancer la rupture qu’a pu constituer l’Union sacrée.

Car contrairement à ce que l’on peut encore trop souvent affirmer, tous les débats politiques ne cessent pas avec le déclenchement du conflit. Si les réseaux militants sont dans un premier temps désorganisés par la mobilisation générale, puis les nombreux décès engendrés par les très meurtrières semaines de l’été 1914, les débats sur la participation socialiste à l’effort de guerre ne tardent pas émerger (p. 54 notamment). Albert Thomas illustre bien cette tendance lui qui, mobilisé dans un premier temps en tant que sous-lieutenant du 78e régiment d’infanterie territoriale de Saint-Malo, une unité qui est envoyée sur le camp retranché de Paris, ne tarde pas à être détaché au cabinet de Marcel Sembat (p. 49).

Entré au gouvernement, il entend avec son équipe – où figure notamment l’éminent sociologue Maurice Halbwachs (p. 74-75) – ériger son ministère en véritable « laboratoire social au cœur de la guerre ». Ce faisant, il contribue à imposer la méthode d’organisation scientifique du travail qui, avant le conflit, est très marginale en France (p. 89). Et s’il use d’une rhétorique de la planification et du contrôle (p. 84), il n’entend nullement « brimer l’initiative et les intérêts privés » des entreprises travaillant pour l’Armée (p. 93).

Albert Thomas à son bureau, en 1915. BDIC: VAL 381/042.

On voit donc que se dessinent là les contours d’une figure qui bientôt sera honnie par une large frange de la population, voyant en Albert Thomas l’image même du « profiteur de guerre » et du « social traitre ». C’est d’ailleurs sur une nécrologie d’une rare violence publiée dans L’Humanité que s’ouvre le volume (p. 11). D’ailleurs, déplorant la persistance de cette mémoire qui participe selon elle du « miroir déformant d’un discours antioligarchique et antigouvernemental qui naît dans la culture de guerre », Adeline Blaszkiewicz-Maison opère un vif recadrage historiographique visant tout particulièrement les travaux de F. Bouloc sur les profiteurs de guerre (p. 94). La figure d’Albert Thomas n’a donc sans doute pas fini de faire couler de l’encre, y compris dans des termes parfois très polémiques. Il est vrai que toute histoire est le fruit de la période qui la produit et il est à dire vrai particulièrement difficile de ne pas lire ce passionnant ouvrage à la lumière des tensions qui parcourent aujourd’hui même les socialistes français.

Erwan LE GALL

BLASZKIEWICZ-MAISON, Adeline, Albert Thomas. Le socialisme en guerre 1914-1918, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

 

 

 

 

1 BLASZKIEWICZ-MAISON, Adeline, Albert Thomas. Le socialisme en guerre 1914-1918, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.