Le viol et la justice comme autant de constructions culturelles

Historienne prolixe, Isabelle Le Boulanger s’est fait une spécialité des sujets particulièrement difficiles. Si Yves-Marie Evanno a rendu compte, dans ces mêmes colonnes, de ses travaux sur les réfugiés espagnols en Bretagne à la fin des années 1930, là n’est absolument pas le domaine de prédilection de cette chercheuse associée au Centre de recherche bretonne et celtique. En effet, c’est bien l’enfance et en particulier l’enfance abandonnée, maltraitée, qui focalise l’essentiel de son attention, et ce depuis une thèse remarquée et entreprise sous la direction de Christian Bougeard1. Loin d’avoir épuisé le sujet, Isabelle Le Boulanger publie aux éditions Goater un petit ouvrage dont le titre dévoile sans ambiguïté aucune le propos : « Bretagne et enfance violée au XIXe siècle »2.

Carte postale. Collection particulière.

Un tel objet d’histoire ne se laisse bien évidemment pas aborder facilement tant les archives ont tendance à être silencieuses. C’est donc sur une enquête minutieuse, basée sur le dépouillement de 349 dossiers de cours d’assises conservés dans les services d’archives des 5 départements bretons que se base ce livre (p. 14). Loin d’être neutre, cette méthode n’est pas sans conséquences pour le lecteur. Le propos d’Isabelle le Boulanger est en effet de distinguer des « affaire-types » permettant « une classification des agressions sexuelles commises sur les enfants en Bretagne au XIXe siècle » (p. 14). Si l’intention épistémologique est parfaitement louable, il n’en demeure pas moins qu’il est difficile de ne pas avoir des haut-le-cœur en lisant ces récits de viols, d’attouchements et autres attentats à la pudeur. Et la nausée devient encore plus manifeste lorsqu’on veut bien se rappeler que ces archives judiciaires ne composent qu’une infime partie de l’iceberg, l’essentiel des cas ne passant pas par la case du tribunal et composant ce qu’il convient d’appeler « le chiffre noir » de cette criminalité sexuelle (p. 13).

Malgré la réelle difficulté du sujet, on ne saurait trop encourager les lecteurs d’En Envor à se plonger dans ce petit livre tant celui-ci est, au final, riche d’enseignements. Une des première leçons à tirer de ce volume est assurément la construction juridico-culturelle du viol. On se rappelle que sa criminalisation ne va pas de soi et qu’il faut attendre 1980, et un procès retentissant, pour que cette qualification soit retenue par la loi. C’est d’ailleurs bien à cette dimension culturelle du viol que renvoie Isabelle Le Boulanger lorsqu’elle explique en quoi, au XIXe siècle, en Bretagne, il diffère de l’attentat à la pudeur (p. 31). Tout est affaire de défloraison et de traces visibles (ou non) de violence corporelle, dimensions qui prennent tout leur sens quand on veut bien se rappeler que cette période est aussi celle d’un discours qui prône avec ferveur « le culte de la Vierge Marie et la virginité des filles au mariage » (p. 13).

L’autre grand enseignement qu’il convient de tirer du volume que propose Isabelle Le Boulanger aux éditions Goater concerne le rapport à la justice de la société bretonne du XIXe siècle. Celui-ci est très ambivalent et rappelle, par la même occasion, combien cette notion est relative. En effet, si la proportion des affaires de viol dénoncées par la rumeur publique est en nette augmentation (p. 43), celles-ci n’aboutissent pas nécessairement, loin de là même, à une décision de justice. Nombreuses sont les familles qui, finalement, préfèrent conclure un arrangement financier avec le coupable.

Carte postale. Collection particulière.

Si elle est particulièrement éprouvante par le sujet traité, la lecture de cet ouvrage d’Isabelle Le Boulanger se révèle éminemment profitable. Plus particulièrement, on ne manquera pas de souligner combien certaines affaires rapportées dans ces pages font apparaître de bien coupables permanences sur le temps long, qu’il s’agisse de la propension de l’Eglise à protéger les prêtres violeurs (p. 62) ou de la confusion entre pédophilie et homosexualité (p. 55).  Enfin, on remarquera combien la décision de justice, y compris dans des affaires aussi graves que celles-ci, est tributaire de la bonne réputation, ou non, du prévenu (p. 73). Une dimension que l’on sait également essentielle en ce qui concerne les fusillés pour l’exemple de la Grande Guerre.

Erwan LE GALL

 

LE BOULANGER, Isabelle, Bretagne et enfance violée au XIXe siècle, Rennes, Editions Goater, 2017.

 

 

 

1 LE BOULANGER, Isabelle, L’abandon d’enfants. L’exemple des Côtes-du-Nord au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.

2 LE BOULANGER, Isabelle, Bretagne et enfance violée au XIXe siècle, Rennes, Editions Goater, 2017.  Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.