Leçons de choses

Dans un monde où la médiocrité intellectuelle parait parfois régner en maître, une époque où semble-t-il la pire chose qui puisse arriver soit de se « prendre la tête », comme si réfléchir ne pouvait pas être épanouissant, écrire des livres est probablement un acte militant. Dotées d’une appellation révolutionnaire, les excellentes éditions Vendémiaire n’ignoraient certainement pas cette réalité en prenant la décision de publier Et le viol devint un crime, ouvrage co-signé par J.-Y. Le Naour et C. Valenti  et coup de poing aussi efficace que salvateur1.

Pour autant, tous les écrits ne sont pas égaux et force est d’admettre que, dans le contexte actuel, il est particulièrement agréable de lire deux auteurs qui rappellent toute la dimension culturelle, et donc relative, de la loi.

Plus encore, lorsque l’objet étudié est le chemin aboutissant à la loi de 1980 sur le viol, le propos se fait nécessaire et on se prend à rêver qu’un tel ouvrage puisse bénéficier d’un programme massif de diffusion. En effet, comme le rappellent les deux auteurs, ce combat pour la reconnaissance du viol n’est pas fini – chose qui parait à peine croyable en 2014 – puisque, aujourd’hui encore, sous couvert de procédures plus rapides et surtout moins couteuses, de nombreuses affaires sont jugées en correctionnelle et non aux assises (p. 148).

Auteure de plusieurs ouvrages sur l’histoire de l’avortement, dont un déjà avec J.-Y. Le Naour2, C. Valenti est spécialiste d’histoire culturelle et d’histoire des femmes.

C’est là une dimension que n’ignore pas J.-Y. Le Naour, un auteur qui – ayons l’honnêteté de l’écrire – nous est plus connu que  C. Valenti, notamment du fait de ses remarquables travaux sur la Première Guerre mondiale. Dans son importante production, un livre nous avait particulièrement marqué, celui qu’il consacre à La légende noire des soldats du Midi, ouvrage publié d’ailleurs par ces mêmes éditions Vendémiaire3. Partant d’un simple fait d’armes attribué en août 1914 au XVe corps d’armée, J-Y. Le Naour dressait une histoire des représentations mentales du Midi pendant la Grande Guerre.

Ce livre nous avait paru au moment de sa sortie important sur le fond – et compte certainement parmi les travaux pionniers en matière d’approches régionales du premier conflit mondial – mais également sur la forme. En effet,  en basant son analyse sur un évènement a priori assez banal, l’auteur donnait à son travail une importante dimension narrative, aspect qui conférait au livre un remarquable confort de lecture. On sait la conception française de l’histoire savante qui, résolument thématique, ne doit surtout pas raconter. Si cette approche est très certainement à l’origine d’un certain nombre des grands travaux qui font le renom de l’historiographie française, il n’en demeure pas moins qu’elle n’en favorise que difficilement la diffusion vers le plus grand public, nécessairement moins érudit et sans doute plus demandeur de récits.

Le lieu du drame: la calanque de Morgiou. Wikicommons.

Or c’est précisément cette recette que reprennent J.-Y. Le Naour et C. Valenti en narrant l’histoire de deux jeunes femmes, Anne Tonglet et Araceli Castellano, agressées et violées par trois hommes en août 1974 dans la calanque de Morgiou, près de Marseille. En suivant pas à pas leur calvaire, le lecteur découvre la chape de plomb qui alors entoure le viol, « le seul crime pour lequel la police n’enquête pas seulement sur l’accusé mais aussi sur la victime » (p. 6). C’est donc les interrogatoires humiliants devant les médecins, devant le juge d’instruction, en l’occurrence une femme, puis l’épreuve du procès, plusieurs fois reportées et où se juge non pas une affaire de viol mais bien le viol lui-même, en tant que crime. Ce faisant, le lecteur croise dans un récit passionnant, qui n’oublie jamais de prendre de la hauteur, de se dédoubler d’une profonde analyse, un certain nombre de figures qui nous sont encore familières : Gisèle Halimi, l’avocate des deux victimes, Julien Clerc, Arlette Laguiller, venue témoigner au procès, Georges Moustaki ou encore Gilbert Collard, qui lui défendait les trois accusés.

Alors bien entendu, sans doute que ce livre n’apportera pas grand-chose aux spécialistes d’histoire des femmes ayant une certaine maîtrise bibliographique de la question. Mais tel n’est sans doute pas l’objectif de ce volume, sans doute plus destiné à l’honnête homme/femme qu’au chercheur(e). Il est probable que pour ces dernier(e)s l’hétérogénéité très bien décrite du mouvement féministe et ses oppositions aux mouvements de gauche, tant syndicaux que révolutionnaires, n’est pas une découverte. Mais tel ne sera probablement pas le cas pour le grand public qui disposera avec ce petit volume – vendu de surcroît à un prix très abordable – d’un récit mettant parfaitement en perspective le long chemin vers la criminalisation du viol. Ce faisant, J.-Y. Le Naour et C. Valenti délivrent aussi une magistrale leçon d’histoire.

Erwan LE GALL

LE NAOUR, Jean-Yves et VALENTI, Catherine, Et le viol devint un crime, Paris, Vendémiaire, 2014.

 

1 LE NAOUR, Jean-Yves et VALENTI, Catherine, Et le viol devint un crime, Paris, Vendémiaire, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 LE NAOUR, Jean-Yves et VALENTI, Catherine, Histoire de l’avortement, XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 2003.

3 LE NAOUR, Jean-Yves, Désunion nationale. La légende noire des soldats du Midi, Paris, Vendémiaire, 2011.