Une synthèse dépassionnée ?

La biographie de Rommel que propose Cédric Mas aux éditions Economica est intéressante à bien des points1. A l’instar de ce qu’a pu faire Rémy Porte récemment avec son remarquable Joffre, l’auteur propose un tableau neuf et accessible au plus grand public de ce général allemand qu’une aura extraordinaire empêche bien souvent d’examiner lucidement. C’est en effet un trait que partagent ces deux maréchaux que d’être entourés de leur vivant, et plus encore post-mortem, de jugements de valeur tels qu’il en devient difficile de déceler le mythe de la réalité. A la différence près que la gloire de Rommel se propage dans un contexte bien particulier, visant à construire l’image d’un officier « apolitique, aux mains propres, suffisamment consensuel pour que sa mémoire puisse être honorée dans l’armée allemande d’après-guerre » (p. 2).

Rommel à Tripoli, en 1941. Bundesarchiv : Bild 101I-424-0258-32.

Du coup, on mesure aisément l’ampleur de cette tâche visant à la production d’une « synthèse dépassionnée » à destination du plus large public, ouvrage qui se lit très agréablement grâce à un style enlevé et des chapitres bien équilibrés. Si l’appareil critique est léger, conformément au cahier des charges qu’impose la volonté de s’adresser au plus grand nombre, les références bibliographiques sont multiples et variées, des plus récentes aux ouvrages des années 1950, et puisent dans les historiographies européennes et américaines. De même, on remarquera qu’un certain nombre d’assertions sont référencées d’après des documents émanant des archives américaines.

Cédric Mas produit donc là un ouvrage sérieux que l’on ne peut donc que conseiller à l’honnête homme, ou femme, qui souhaiterait en savoir plus sur Rommel. Loin de la légende du génie tacticien triomphant de toutes les difficultés, l’auteur décrit un militaire carriériste et obnubilé par sa propre gloire, particulièrement dur avec son entourage et dresse, au final, un portrait singulièrement déplaisant. Mais, sans pour autant verser dans un excès inverse qui consisterait en une écriture uniquement à charge, Cédric Mas montre aussi un officier qui évolue avec le temps et qui, au fur et à mesure des promotions, acquière des aptitudes stratégiques et s’arrondit dans ses relations avec ses collaborateurs. Certaines pages sont réellement passionnantes et on soulignera notamment la grande qualité du chapitre consacré à la Première Guerre mondiale (p. 21-35), texte d’autant plus intéressant que l’historiographie française sur Caporetto, et sur la guerre en montagne de manière générale, n’est pas si abondante que cela.

En Afrique du nord, en juin 1942. Bundesarchiv : Bild 101I-443-1582-32.

Pour autant, malgré toutes ces qualités, le lecteur plus chevronné pourra ressortir frustré de ce volume.  Le plan est chronologique et l’on remonte ainsi le fil de la vie d’Erwin Rommel, de sa tendre enfance wurtembergeoise au pathétique suicide d’octobre 1944. Si le parcours s’effectue encore une fois avec un réel plaisir, on est parfois gêné du manque de mise en perspective de certaines étapes de la vie du Renard du désert. On passera rapidement sur sa carrière au sein de la Reichswehr (p. 39-41), sans doute abordée trop superficiellement (de même que son influence sur le Mur de l'Atlantique, notamment en Bretagne!), ou encore sur son insertion dans le corps des officiers généraux de la Wehrmacht puisqu’il n’est au final pas si certain que le parcours de Rommel soit si original que cela, question qu’aurait sans doute permis d’approfondir une rapide démarche prosopographique.

Plus embêtant en revanche est l’idée selon laquelle Rommel ne serait doué d’aucun sens politique. Ainsi, l’auteur écrit qu’à la fin 1939 celui qui n’est pas encore le Renard du désert « reste indifférent aux idées raciales et antisémites du national-socialisme » (p. 48), dimension qui parait bien incompatible avec son statut de « favori d’Hitler » (p. 39). Or, cette assertion semble difficilement acceptable et ce pour deux raisons essentielles. Tout d’abord elle cadre mal avec l’ascension du personnage qui n’est pas sans user, parfois, de manœuvres dont Cédric Mas lui-même confie qu’elles n’auraient pas été reniées « par un courtisan de Versailles » (p. 44.). Si le but est peut-être moins idéologique que personnel, il n’en demeure pas moins qu’il relève de ressorts politiques. Et il est d’ailleurs, et c’est là une objection majeure à formuler à l’auteur, inconcevable que l’on puisse arriver à un niveau de responsabilité tel que celui de Rommel sans être aussi un fin politique. Ceci est valable pour tout maréchal et notamment dans ce Reich qui, on le sait, n’est pas exempt de phénomènes de cour2.

Lors des funérailles de Rommel. Bundesarchiv: Bild 183-J30704.

Il en ressort, paradoxalement, une image assez classique d’un Rommel conventionnel, point d’autant plus regrettable que Cédric Mas rappelle à juste titre qu’il n’y a pas de « Wehrmacht propre » (p. 2). Et c’est justement l’une des grandes frustrations de ce livre que de ne pas explorer suffisamment les exactions commises par et sur ordre de Rommel, et ce dans une logique transversale. Certes,  la campagne d’Italie est bien traitée et fait même écrire à l’auteur que « l’été 1943 est le déshonneur de Rommel » (p. 118) mais le lecteur plus averti reste sur sa faim à propos des massacres de tirailleurs sénégalais en France en juin 1940 (p. 66). De même, il aurait sans doute été intéressant de confronter le parcours de Rommel en août 1914 au maître-ouvrage d’Allan Kramer et John Horne sur les atrocités allemandes3, question dont sait qu’elle est actuellement l’objet d’une captivante et riche production historiographique. Bref, au final, on est en droit de se demander si cette synthèse qui effectivement se lit très agréablement est si « dépassionnée » que cela.

Erwan LE GALL

MAS, Cédric (avec la participation de FELDMANN, Daniel), Rommel, Paris, Economica, 2014.

 

 

1 MAS, Cédric (avec la participation de FELDMANN, Daniel), Rommel, Paris, Economica, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Sur cette question voire notamment D’ALMEIDA, Fabrice, La vie mondaine sous le nazisme, Paris, Perrin, 2006.

3 HORNE, John et KRAMER, Allan, Les Atrocités allemandes, Paris, Tallandier, 2005.