A propos d’août 1914, du centenaire et de l’actualité éditoriale

 

 

Les bilans comptables de fin d’année diront si, au final, le centenaire de la Première Guerre mondiale est une bonne affaire pour les éditeurs qui ont été nombreux à investir ce marché. Néanmoins, pour les historiens, qu’ils soient simples amateurs ou chercheurs professionnels, il est indéniable que le rythme très élevé des publications est une excellente nouvelle, malgré une fâcheuse propension à encombre la pile des ouvrages estampillés « à lire ». Qu’il s’agisse en effet de rééditions de vieux volumes difficilement accessibles, de livres de synthèse présentant efficacement l’état des connaissances ou d’études extrêmement ciblées offrant de nouvelles perspectives d’interprétation, nombreux sont les éditeurs à publier des ouvrages qui prouvent – si besoin était – que l’on a pas fini d’apprendre cette Grande Guerre. Tel est plus particulièrement le cas de trois ouvrages qui prennent pour cadre la Belgique lors de l’été 1914 et d’une monographie consacrée à un petit village des environs de Rennes, Breteil1.

Une réédition bienvenue

La réédition du Charleroi – août 1914 d’Alfred Lemaire est une excellente nouvelle pour quiconque s’intéresse aux premières semaines de la Premières Guerre mondiale tant cet ouvrage aujourd’hui difficilement trouvable, surtout hors de Belgique, est un classique, au même titre que les travaux du chanoine Jean Schmitz et de Domb Robert Niewland2, même si ceux-ci peuvent être aisément débusqués sur internet. S’inscrivant dans une configuration historiographie particulière (par ailleurs très bien analysée dans Tixhon et Derez, p. 32-37), cet ouvrage est à la fois une œuvre de mémoire pour maintenir présent, 15 ans après les faits, le souvenir des atrocités allemandes ; un plaidoyer contre les affirmations allemandes relatives à l’existence de francs-tireurs belges (la première phrase de la préface est à cet égard éloquente : « Les historiens allemands n’ont pas désarmé. Ils s’obstinent à présenter sous un jour tout à fait mensonger le drame de l’invasion de la Belgique en 1914 », Lemaire, p. 4); et, enfin, une magnifique source pour qui s’intéresse aux circonvolutions de cette tumultueuse mémoire.

Carte postale. Collection particulière.

Enrichi de nombreuses photographies sélectionnées par Philippe Nonclerq, ce volume est à conseiller en priorité aux chercheurs qui disposent déjà d’une solide connaissance du sujet3. En effet, conformément aux normes en vigueur à l’époque, aucun n’appareil critique n’accompagne le propos et il est d’autant plus difficile de reconstituer la traçabilité des faits avancés qu’un certain nombre de « souvenirs de guerre publiés dans ce volume ont été recueillis au début de l’invasion allemande, au cours de multiples enquêtes », sans qu’Alfred Lemaire ne nous en dise plus à ce sujet (Lemaire, p. 5). Mais il n’en demeure pas moins que cet ouvrage fourmille d’informations qui, pour être difficiles d’emploi, n’en sont pas moins extrêmement intéressantes. Le premier chapitre (Lemaire, p. 7-21) restitue ainsi très bien l’entrée des Allemands dans Charleroi et la confusion qui, en cette journée du 21 août 1914 règne, tant parmi les belligérants que chez les populations civiles. Un accent particulier est mis sur la consommation d’alcool, facteur très important lors de ces journées (Lemaire, p. 153-154 notamment). De même, nombreux sont les témoignages de victimes civiles ou de simples témoins (la déposition de Séverin Wypeur, agent commercial à Aiseau pour ne citer qu’un exemple, Lemaire, p. 144-146) retranscrits dans l’ouvrage dont celui, particulièrement instructif, « sténographié sous sa dictée », du R.P. Lafra du Collège français de Florennes (Lemaire, p. 124-127).

Bien entendu, il ne s’agit pas de passer sous silence dans ces lignes les réelles faiblesses d’un volume qui, en plus de ne pas citer ses sources, se révèle être plus une enquête à décharge (par rapport à la question des francs-tireurs) qu’une réelle analyse historique, au sens où on l’entend de nos jours. Pour autant, on aurait sans doute tort de faire l’impasse sur une telle lecture car si ces reproches peuvent être formulés à l’endroit d’Alfred Lemaire, ils peuvent aussi être adressés à Jean Schmitz et Nordbet Niewland ainsi qu’à Georges Gay qui, tous, eux aussi, inscrivent leur propos dans une démarche politique mais n’en demeurent pas moins des auteurs incontournables4. Aussi on ne peut que se réjouir d’une telle réédition même si, encore une fois, celle-ci doit être reçue à l’aulne des plus récents progrès de la recherche historique, exposés dans l’excellent volume coordonné par Axel Tixhon et Mark Derez.

Une superbe synthèse

Et c’est d’emblée que l’on est saisi par la rigueur du propos puisque si le « martyre » d’une ville comme Charleroi relève pour un auteur tel qu’Alfred Lemaire d’une évidence à porter au discrédit des Allemands, elle est pour les deux coordonnateurs de ce superbe volume collectif à l’iconographie particulièrement soignée une notion morale, mémorielle, puisqu’uniquement attribuée de manière officieuse (Tixhon et Derez, p. 3-5). Dès lors, destinataires d’une commande des bourgmestres (maires) des communes de Dinant et Louvain désireux de commémorer les tristes évènements d’août 1914 à l’occasion de leur centenaire, Axel Tixhon et Mark Derez se sont attachés à circonscrire leur objet d’étude et à définir les critères définissant une « ville martyre ». Au bout d’échanges que l’on imagine délicats lorsque l’on sait combien cette mémoire est encore vive en Belgique, il a été décidé que les communes qui pourraient se prévaloir de l’appellation de « ville martyre » seraient les localités qualifiées alors de villes – excluant ainsi de nombreux villages et hameaux du Borinage – ayant été le théâtre en août 1914 de « violences commises à l’égard de leurs habitants » et « l’objet d’une volonté de destruction globale ». Enfin, ultime critère, il faut que la mémoire de ce « martyre » soit continuellement entretenue jusqu’à aujourd’hui, cent ans après les faits (Tixhon et Derez, p. 5).

Carte postale. Collection particulière.

Une telle définition ne manquera assurément pas de provoquer des réactions tant elle est restrictive. Pourtant, on nous permettra de souligner deux éléments à nos yeux extrêmement positifs. Tout d’abord elle permet au lecteur de profiter d’un ouvrage remarquable qui revenant bien entendu sur les multiples facettes des évènements (les massacres d’août 1914 mais aussi le retour des populations civiles à la fin de l’occupation ainsi que la reconstruction) s’intéresse aussi à leur postérité, tant d’un point de vue historiographique que mémoriel. La monographie consacrée à Tamines, ville qui nous intéresse le plus compte tenu de sa proximité avec les combats menés par le 10e corps d’armée de Rennes, est à cet égard passionnante et offre une très efficace synthèse au lecteur qui ne serait pas familier de ces évènements. Simon Alexandre et Nicolas Evrard composent une convaincante évocation, revenant précisément sur la marche des 600 otages de l’église Notre-Dames des Alloux à la place Saint-Martin, sur la fusillade ainsi que sur des éléments moins connus tels que l’inhumation des victimes (p. 204-244). L’analyse historiographique est pertinente même s’il aurait sans doute été possible de plus insister sur la dynamique de la tuerie, impliquant notamment l’action des troupes françaises et la présence fantasmée des francs-tireurs.

Car c’est assurément là le second, et immense, avantage de cette définition de la « ville martyre » que d’insister sur la logique du meurtre de masse et, ce faisant, d’inciter les chercheurs à déplacer leur focale et à plus prendre en compte les Allemands dans leurs analyses. Car s’il est une conclusion à retenir du colloque La bataille de Sambre-et-Meuse, août 1914. Regards croisés sur les armées, les lieux de mémoire et de représentations tenu en avril 2014, c’est que « atrocités allemandes » et bataille de Charleroi sont deux événements beaucoup plus liés que ce que l’historiographie le laisse généralement entendre. Ceci invite donc à revisiter ces combats en insistant sur les sources allemandes, même si celles-ci, largement détruites par les bombardements alliés de la Seconde Guerre mondiale, demeurent rares. Gageons toutefois qu’un recours intensif aux historiques régimentaires ainsi que l’émergence de sources privées favorisée par l’effet centenaire – alors qu’on annonce pour le mois de novembre 2014 une deuxième édition de la Grande collecte Europeana – permettront ce renouvellement des connaissances.

Renouveler les connaissances

Et c’est d’ailleurs tout l’intérêt de l’ouvrage que Philippe Wille consacre aux combats de Gozée. Non seulement cette « affaire oubliée de Charleroi » est peu connue mais elle est de surcroît envisagée dans ce volume sous un angle particulièrement neuf. Car si la définition de « villes » martyre » forgée par Axel Tixhon et Mark Derez a le mérite de la rigueur, il n’en demeure pas moins que celle-ci ne saurait englober à elle seule la question plus vaste des atrocités allemandes commises en Belgique en août 1914. Gozée en est un excellent exemple puisque rien n’y a été « gardé comme témoignage de cette période mis à part peut-être quelques ébauches de stèles presque enterrées, une croix au château de La Pasture et certaines fermes qui gardent encore, pour des yeux avisés, les séquelles du déferlement des armées » (Wille, p. 17). C’est donc avec grand intérêt qu’on peut découvrir que le 119e régiment d’infanterie, dont les bataillons casernent en temps de paix à Paris, Lisieux et Courbevoie, utilise bien mieux le terrain que ce que ne le dit encore trop souvent la vulgate commémorative, érigeant des barricades avec des sacs de terres, des poutres et des fils barbelés (p. 77). Il en résulte des combats nécessairement beaucoup plus âpres pour les Allemands, de même que dans les environs de la Belle-Motte où des plans faisant très explicitement état de tranchées françaises creusées en août 1914 ont été retrouvés5.

Carte postale. Collection particulière.

Mais, tout l’intérêt de l’excellent ouvrage de Philippe Wille est qu’il englobe les Allemands dans son analyse des évènements à l’image de cette très intéressante lettre que le capitaine von Behr du 91e RIR adresse à sa mère (Wille, p. 81):

« 23.08.1914 (Monceau-sur-Sambre)… Soudainement la compagnie de pointe fut prise sous un feu provenant de toutes les habitations ! Un capitaine tué, entre 30 et 50 hommes tués ou blessés, ainsi que 9 Uhlans. Une légitime vague de vengeance déferla sur le village. Partout des civils morts dans les rues et des maisons en feu qui se consument encore…. Nous sommes tous choqués par cet acte de traîtrise de la part de la population ! Bien entendu, de nombreux innocents sont aussi victimes de ces faits. Beaucoup sont fusillés selon les droits de la guerre. »

En lisant de tels documents, on comprend mieux l’enchaînement des faits – même si ceux-ci, comme le note à juste titre l’auteur, sont pour partie difficiles à établir du fait de la confusion et de la peur, Wille, p. 99) – et ce qui a pu aboutir aux prises d’otages, attestées ici par l’historique du 15e RIR allemand (Wille, p. 101). De même, dans une optique d’histoire culturelle des meurtres de masse commis en Belgique en août 1914, on ne peut que suivre Philippe Wille lorsqu’il insiste sur l’importance du souvenir de 1870 et plus particulièrement de la mémoire des francs-tireurs (p. 103) comme facteur explicatif des évènements6.

 

On le voit, la commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale est une bonne nouvelle du point de vue éditorial. Un tel anniversaire permet la réédition de classiques tel que l’ouvrage d’Alfred Lemaire où le classique Armée, guerre, société de Jules Maurin et l’on se prend à rêver que soit republiée en France la si importante thèse de Jean-Jacques Becker, aujourd’hui quasi- introuvable hors des bibliothèques universitaires). De plus, tout en offrant de belles et bonnes synthèses à destination du plus large public, des études plus confidentielles offrant des perspectives nouvelles de recherches sont disponibles et acquièrent, grâce à cet anniversaire, un potentiel commercial plus important.

Carte postale. Collection particulière.

C’est d’ailleurs là tout le mal que l’on souhaite à l’ouvrage que publie Bertrand Monvoisin sur les Soldats breteillais dans la Grande Guerre, livre qui contentera le plus large public féru d’histoire locale mais qui présente également un intérêt certain aux yeux du chercheur en quête de données brutes et d’éléments inédits provenant d’archives communales souvent difficilement accessibles. Il en est ainsi de commentaires sur la moisson de l’été 1914 (Monvoisin, p. 39), d’informations concernant le rapport des combattants à leur « petite patrie » (Monvoisin, p. 90), l’accueil de la nouvelle de l’armistice (Monvoisin, p. 149-150), la création de la section locale d’Anciens combattants (p. 169), d’éléments statistiques sur les réfugiés belges (Monvoisin, p. 64), sans compter de nombreux témoignages très méconnus (Monvoisin, notamment p. 73 et 94). En définitive, un ouvrage qui rappelle, si besoin était, qu’il reste tant à découvrir sur la Première Guerre mondiale et que le déluge éditorial redouté par certain ne saurait totalement étancher notre soif de connaissances.

Erwan LE GALL

 

LEMAIRE, Alfred, Charleroi – août 1914. Crimes, incendies, pillage, bombardements. L’invasion allemande au pays de Charleroi (réédition anastasique de l’édition originale parue en 1929), Liège, Noir Dessin Production, 2014.

TIXHON, Axel et DEREZ, Mark, Visé, Aerschot, Andenne, Tamines, Dinant, Louvain, Termonde. Villes martyres. Belgique, août 1914, Namur, Presses universitaires de Namur, 2014.

WILLE, Philippe, L’affaire oubliée de Charleroi, Gozée, août 1914, Marcinelle, Editions du Basson, 2014.

MONVOISIN, Bertrand, Soldats breteillais dans la Grande Guerre 1914-1918, Rennes, autoédition, 2014.

 

1 LEMAIRE, Alfred, Charleroi – août 1914. Crimes, incendies, pillage, bombardements. L’invasion allemande au pays de Charleroi (réédition anastasique de l’édition originale parue en 1929), Liège, Noir Dessin Production, 2014 ; TIXHON, Axel et DEREZ, Mark, Visé, Aerschot, Andenne, Tamines, Dinant, Louvain, Termonde. Villes martyres. Belgique, août 1914, Namur, Presses universitaires de Namur, 2014 ; WILLE, Philippe, L’affaire oubliée de Charleroi, Gozée, août 1914, Marcinelle, Editions du Basson, 2014 et MONVOISIN, Bertrand, Soldats breteillais dans la Grande Guerre 1914-1918, Rennes, autoédition, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à ces ouvrages seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses, précédées du nom de l’auteur.

2 Citons notamment SCHMITZ, Chanoine Jean et NIEUWLAND, Dom Norbert, L’Invasion allemande dans les provinces de Namur et de Luxembourg, Tamines et la bataille de la Sambre, Bruxelles, G. Van Oest & Cie éditeurs, 1920.

3 Pour des lecteurs plus novices, on conseillera le désormais classique HORNE, John et KRAMER, Allan, Les Atrocités allemandes, Paris, Tallandier, 2005.

4 Sur GAY, Georges, La bataille de Charleroi, aout 1914, Paris, Payot, 1937 on renverra à la communication de Pierre Arcq lors du colloque La bataille de Sambre-et-Meuse, août 1914. Regards croisés sur les armées, les lieux de mémoire et de représentations tenu en avril 2014. Actes à paraitre.

5 LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014, p. 188.

6 Sur cette question on se permettra de renvoyer dans le présent numéro d’En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne à LE GALL, Erwan, « Eriger 1870 en fondement d’une protoculture de la Première Guerre mondiale : l’exemple breton », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°4, été 2014, en ligne.