Le Charleroi de Georges Gay

Dans le cadre du prochain centenaire de la bataille de Charleroi, et du colloque organisé à cette occasion, il nous apparait intéressant de revenir sur quelques « classiques » traitant du sujet afin de voir combien l’historiographie a, au cours de ces dernières années, évolué.

Classique, cet ouvrage de Georges Gay1  l’est par sa facture. Le plan est chronologique et les premiers chapitres, sans surprise, s’attardent jour par jour sur la marche à la guerre et les phases de mobilisation et de concentration des armées. La situation est vue de haut, à la manière d’un état-major, et seuls comptent armées et corps d’armées, exceptionnellement les divisions. Le niveau régimentaire est la plus part du temps absent, particule élémentaire invisible à une telle échelle. Le poilu n’est lui jamais évoqué.

Très intéressante est en revanche la description du champ de bataille que donne Georges Gay, théâtre d’opération assimilé à (p. 105-106)

« une longue agglomération industrielle et minière, de densité variable, formée de communes populeuses parmi lesquelles se dressent les terrils des mines, les ateliers métallurgiques, les cheminées d’usines, surtout dans la partie centrale Marchiennes – Charleroi – Auvelais où l’agglomération a souvent près de 10 kilomètres de largeur. A l’est et à l’ouest, les villages s’espacent et deviennent agricoles (région de Floreffe – Arsimont et de Labdelies – Erquelinnnes). Dans la vallée, assez large et profonde, se déroulent les méandres nombreux de la Sambre que ne franchissent pas moins d’environ 63 ponts-rails et ponts-routes devant le front de la Ve armée. »

On remarque tout de suite combien ce champ de bataille contraste fortement avec les théâtres de manœuvres de la Belle époque, ce d’autant plus que les unités naviguent à vue. Georges Gay reproduit ainsi un message adressé par  le général Defforges à Charles Lanrezac dans lequel le patron du 10e corps explique n’avoir de détails sur les troupes ennemies que grâce aux « habitants du pays » (p. 105). Or, on sait depuis Marc Bloch que la guerre est la période où prospèrent les fausses nouvelles et autres « bobards » et, de ce point de vue, Charleroi ne fait pas exception. Ainsi, quelques heures seulement après le message de Defforges mentionné plus haut, Georges Gay fait état d’un « bruit » répandu à tort sur le déroulement des opérations dans la matinée du 21 août à Tamines, sur un secteur gardé par le 70e régiment de Vitré (p. 114 et 144, d’autres contacts de ce type sont mentionnés, notamment p. 153 ). L’aveuglement des troupes françaises peut frapper mais force est d’admettre (p. 274) que les troupes allemandes ne sont guère plus éclairées puisque ce n’est qu’en trouvant fortuitement sur le champ de bataille, le 23 août,  un ordre écrit de Charles Lanrézac – document daté du 21 – que Von Bulöw apprend qu’il se trouve en face de cinq corps d’armées !

Eléments du corps de cavalerie Sordet le 16 août 1914. Illustration tirée de l'ouvrage de Georges Gay.

Avec le commencement des opérations actives la focale tend à se resserrer – et à désormais descendre jusqu’aux bataillons – mais l’impression générale qui ressort de la lecture de ce volume est comparable au sentiment que l’on éprouve après s’être plongé pendant quelques heures dans les Armées Françaises dans la Grande Guerre. Il s’agit avant tout pour Georges Gay de décrire des mouvements d’unités.

Dans un essai incontournable, A. Prost et J. Winter rappellent que le premier âge de l’historiographie de la Première Guerre mondiale est celui de l’établissement des responsabilités2. Ce volume n’échappe pas à cette configuration (p. 385) et dès les premières pages de la préface, le maréchal Franchet d’Esperey revient sur la question de la rivalité entre Lanrezac et Joffre3, en prenant franchement position en faveur de ce dernier. Georges Gay semble pour sa part plus mesuré. Il ne parait en effet pas homme à prendre publiquement parti pour tel ou tel, son histoire se voulant très objective et se limitant en grande partie à des descriptifs d’opérations.

Seuls quelques adjectifs semés çà-et-là permettent de déceler l’opinion de l’auteur, opinion qui se révèle d’ailleurs aussi intéressante qu’originale. L’attitude du général Defforges à Ham-sur-Sambre, dans la matinée du 21 août 1914, est ainsi jugée « téméraire » (p. 109), position qui tranche avec les avis habituellement émis4. Certes, Georges Gay n’exonère pas le patron du 10e corps de ses responsabilités – notamment p. 160 « [il] n’empêche pas le général Bonnier d’user ses régiments en contre-attaque ruineuses contrairement aux intentions du général Lanrezac » ou encore p. 337 lorsque le 23 août, le repli étant amorcé, il tarde à coopérer avec Franchet d’Esperey –  mais il n’en demeure pas moins que l’image qui s’en dégage à la lecture de ce livre parait plus mesurée que ce que l’on peut  généralement lire ailleurs.

Cavaliers au repos le 16 août 1914. Illustration tirée de l'ouvrage de Georges Gay.

Professeur au collège de Charleroi, Georges Gay publie sa Bataille de Charleroi en 1937 mais, en réalité, débute son étude 10 ans plus tôt. Il s’agit donc d’un travail de longue haleine qui, par bien des égards, demeure encore d’une grande utilité. En effet, et c’est une remarque l’on peut également formuler à l’endroit des articles sur Charleroi que le commandant Larcher publie dans la Revue militaire française5, l’auteur en allant interroger de nombreux survivants parvient à mobiliser des sources orales aujourd’hui encore disparues. Convoqués pour des questions de détail, ce sont ces témoignages qui nous intéressent au plus haut point, même si ceux-ci concernent avec tout le 3e corps et plus précisément la 5e division, déjà bien connue grâce à l’étude de Leonard V. Smith6. A propos du 10e corps on mentionnera néanmoins cette information concernant le commandant de la 20e division(p. 243):

« C’est en cet instant [le 22 aout], vers 14h10, qu’une balle le frappe et le blesse gravement au coude droit et à l’abdomen. Le général Boë tombe dans les bras du colonel Mojon (10e RAC). Après un pansement rapide, une auto le transporte à l’ambulance du collège des Jésuites de Florennes. »

On aura bien entendu pris soin de noter combien un tel dispositif est rare – et doit sans doute être mis en rapport avec le généralat de Boë – puisque l’on sait que, les services de santé de la division étant passablement débordés, l’essentiel des blessés sont soit ramenés à pied par des brancardiers soit laissés pour morts sur le champ de bataille. Or, dans le cas présent, ce dispositif se révèle efficace comme l’indique Georges Gay dans une note infra-paginale accolée à la citation reproduite plus  haut:

« Une intervention chirurgicale heureuse permit au général Boë de survivre à sa blessure ; malheureusement, ce chef énergique ne put être évacué et fut fait prisonnier par l’ennemi. »

En définitive, au-delà de quelques détails qui raviront les spécialistes, le déroulement des opérations que livre Georges Gay ne diffère pas fondamentalement de ce que peut nous apprendre la lecture d’un auteur tel que le commandant Larcher. On notera simplement quelques points de détail telle cette question concernant la liaison infanterie / artillerie au sein de la 20e division (p. 235) : « La tâche de l’A.D.20 allait se révéler peu aisée en raison des couverts et des bois bouchant la vue vers le nord, et, surtout, par suite de l’ignorance de la ligne atteinte par l’infanterie », cette dernière dimension étant rarement mentionnée. Mais la situation globale demeure bien la même et, concernant le 47e régiment d’infanterie, pour ne citer qu’un exemple complétant la précédente citation, Georges Gay précise qu’à Charleroi cette unité ne dispose d’aucun soutien d’artillerie – ce que l’on savait déjà – du fait du brouillard et du relief vallonné (p. 238).

Le 24e RI le 18 aout 1914. Illustration tirée de l'ouvrage de Georges Gay.

Ce Charleroi est donc un ouvrage pour celles et ceux qui souhaitent explorer en profondeur cette bataille. Bien que sans doute dépassé d’un point de vue historiographique, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit là d’un livre encore aujourd’hui important puisque, on l’a vu, il comporte quelques informations qui ne sont aujourd’hui plus disponibles. Certes, ce n’est plus de la sorte que s’écrit aujourd’hui l’histoire de la bataille et du fait guerrier en général. Pour autant, il reste que les conclusions de Georges Gay à propos du baptême du feu du 10e corps nous paraissent toujours éminemment valables (p. 248) :

« En un mot, le 10e CA s’est épuisé au cours de cette journée (du 22 août), en attaques hâtives et mal préparées par l’artillerie soit que celle-ci n’ait pu agir faite d’objectifs précis, comme ce fut le cas à la 19e DI, ou que la configuration du terrain et la brume du matin n’aient pas permis d’appuyer l’infanterie, au cours des opérations de la 20e DI. »

Enfin, et cela mérite d’être noté, c’est un des rares ouvrages qui confronte archives françaises et allemandes. Certes, on ne peut pas encore parler d’histoire globale, de regards croisés sur la bataille, mais la démarche est là comme en témoignent notamment les références nombreuses aux mémoires de Von Hausen, Von Bulow, Von Klück… Rien que pour cela, il faut lire Georges Gay !

Erwan LE GALL

 

GAY, Georges, La bataille de Charleroi, aout 1914, Paris, Payot, 1937.

1 GAY, Georges, La bataille de Charleroi, août 1914, Paris, Payot, 1937. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à cet ouvrage sont simplement indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 PROST, Antoine et WINTER, Jay, Penser la Grande, un essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2004.

3 Sur cette question on renverra à LE GALL Erwan, « Un non-lieu de mémoire de la Première Guerre mondiale : la bataille de Guise », En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°1, hiver 2013, en ligne.

4 Voir par exemple les carnets de Jean Leddet même si la personnalité de l’auteur constitue certainement un obstacle méthodologique.

5 LARCHER, Commandant, « Le 10e corps à Charleroi (20 au 24 août 1914)», Revue militaire française, novembre 1930 – juin 1931.

6 SMITH, Leonard V., Between Mutiny and Obedience: the Case of the French Fifth Infanterie Division during World War I, Princeton NJ, Princeton University Press, 1994.