Avirons contre gouvernails. Les conséquences malheureuses d’une rixe entre pêcheurs bretons en 1909

Le 28 août 2018, la baie de Seine est le théâtre de violents affrontements entre des pêcheurs français et britanniques. Pour dénoncer le pillage du « gisement de coquilles Saint-Jacques », les premiers ont tenté de chasser les seconds à coups de fumigènes, de pierres et de contacts musclés1. De tels affrontements rappellent évidement les incidents qui se déroulèrent, dans les années 1980 et 1990, entre les navires espagnols et français dans le golfe de Gascogne. Cette récurrence montre à quel point les zones de pêche sont des territoires particulièrement disputés, surtout lorsque les marins ne sont pas soumis aux mêmes réglementations. L’étranger devient alors un « ennemi » qu’il convient de « chasser » à tout prix. Il serait néanmoins réducteur de croire que ces crises seraient le produit d’une pêche industrielle, motorisée et mécanisée, et seraient donc nécessairement postérieures à la Seconde Guerre mondiale. Il y a plus d’un siècle, les pêcheurs bretons se livraient déjà à de semblables affrontements comme en témoigne la rixe qui éclate à Quiberon le 6 septembre 1909.

A Port-Maria, la flotille sardinière. Carte postale. Collection particulière.

Au début du XXe siècle, la pêche à la sardine connaît une crise sans précédent. L’activité s’effondre subitement en 1902 en raison de multiples aléas climatiques ayant tenu le poisson à l’écart des côtes françaises . Les conséquences sont immédiates en Bretagne puisque la sardine permet l’embauche de centaines de familles, aussi bien sur les bateaux que dans les usines. Le chômage explose et de nombreux pêcheurs sont contraints de mendier pour survivre. A l’époque, la presse nationale s’émeut de la « grande misère » qui touche durablement la Bretagne. Et pour cause, si le poisson revient abondamment sur les côtes à partir de 1904, l’économie connaît d’importantes difficultés à se relever et s’enlise dans une crise qui dure près de dix ans.

Dans ces conditions, les pêcheurs tentent de défendre leurs zones de pêche face à la concurrence étrangère. A Quiberon, dans le Morbihan, les « ennemis » sont rapidement désignés. Il s’agit des voisins finistériens qui, traditionnellement, s’installent avec leurs familles sur la presqu’île durant la saison où l’on pêche le précieux poisson3. Le 6 septembre 1909, sous les méfaits de l’alcool, fléau combattu notamment par Jacques de Thézac, des pêcheurs morbihannais s’en prennent violemment à leurs homologues finistériens. Ces derniers se battent à l’aide de ce qu’ils ont sous la main : des avirons, des gouvernails et, plus classiquement, des cailloux. Dans l’agitation, un homme est même blessé par un couteau.

L’affaire et très largement relatée dans la presse nationale. Le Gaulois parle ainsi de véritable « scènes de sauvagerie »4, quand Le Petit Parisien évoque plus sobrement le sort des pêcheurs qui ont été « roués de coups »5. Qu’importe le ton de la presse parisienne, les Bretons s’inquiètent de cette mauvaise publicité qui, une nouvelle fois, présente leur région comme un territoire pauvre, misérable et dangereux. La Démocratie du Morbihan condamne ouvertement « la presse réactionnaire » qui « exagère l’importance des évènements ». Selon le journal, très ancré à gauche, le traitement médiatique fait croire que « la jolie cité quiberonnaise était le théâtre des plus sombres évènements » alors qu’aucun journaliste n’était présent sur les lieux ce jour-là6.

Carte postale. Collection particulière.

Au-delà des seules motivations politiques, l’hebdomadaire justifie son agacement en expliquant que « les commerçants de Quiberon sont désolés des exagérations auxquelles donnèrent lieu les récents évènements ». Et pour cause, si le tourisme n’est pas encore une activité de premier ordre, il constitue en revanche une alternative économique non négligeable en cette période de crise. Or, alors que la station balnéaire est « déjà peu favorisée par l’état climatérique », elle se trouve « sérieusement lésée par tous les bruits alarmants pour l’arrière-saison ». De quoi inciter la rédaction du journal morbihannais à relativiser la violence de la rixe quitte à travestir, elle aussi, la vérité…

Yves-Marie EVANNO

 

 

1 « La guerre de la coquille Saint-Jacques au  large de la Normandie », lemonde.fr, 28 août 2018, en ligne.

2 Pour plus de précisions, voir FICHOU, Christophe, « La crise sardinière de 1902-1913 au cœur des affrontements religieux en Bretagne ». Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 116-4, 2009, p. 149-170.

3 La plupart sont originaires du Guilvinec. Sur ce point voir ROBERT-MULLER, Charles, (ouvrage terminé et complété par LE LANNOU, Maurice), Pêche et pêcheurs de la Bretagne Atlantique, Paris, Armand Colin, 1944, p. 450.

4 « Chez les sardiniers bretons », Le Gaulois, 10 septembre 1902, p. 4.

5 « Chez les pêcheurs de sardines », Le Petit Parisien, 9 septembre 1902, p. 3.

6 « L’affaire de Quiberon », La Démocratie du Morbihan, 19 septembre 1909, p. 1.