La catastrophe du cuirassé Liberté : un drame national et breton

 

Chaque catastrophe maritime est synonyme de douleur en Bretagne. Grande pourvoyeuse de marins, la région paie à chaque fois un lourd tribut. En septembre 1911, elle panse une nouvelle fois ses plaies lorsque plusieurs dizaines de ses fils trouvent la mort dans les catastrophes successives des cuirassés Gloire et Liberté.

Redorer le prestige de la Marine française

            En 1890, l’américain Alfred Mahan met en évidence ce qu’il pense être l’arme de la puissance britannique : sa flotte1. En effet, le Royaume-Uni profite de l’absence de rivalité pour dominer outrageusement les mers du globe. Rien n’y personne ne vient alors contester son commerce ni ses intérêts dans le monde . Pour une grande Nation, posséder une marine puissante devient désormais une nécessité. Ceci l’est d’autant plus pour la France que l’équilibre méditerranéen semble fragile. De plus, les récentes crises marocaines avec l’Allemagne confirment que cette zone est bien stratégique.

Dans cette optique, la France choisit d’exposer magistralement le potentiel de sa flotte en septembre 1911. Le premier temps de la démonstration a lieu à Toulon, le 4 septembre. Le Président de la République Armand Fallières choisit le port méditerranéen pour commémorer le 41e anniversaire de la IIIe République. Durant les festivités, 92 navires de guerre défilent fièrement devant le cortège présidentiel3. Le deuxième temps est celui du lancement des fleurons de la flotte, les deux premiers cuirassés français de type dreadnought, le Jean-Bart et le Courbet. Théophile Delcassé, qui est ministre de la Marine, se déplace ainsi en personne à Brest le 22 septembre, puis à Lorient le lendemain, pour célébrer dignement cet événement4. La France s’affirme alors à la pointe de l’arme maritime.

Carte postale. Collection particulière.

Toutefois, la fête est quelque peu perturbée par l’explosion survenue le 20 septembre en rade de Toulon sur le cuirassé Gloire. Elle provoque la mort de neuf matelots, « tous Bretons »5. Mais elle est sans commune mesure avec le drame qui survient le 25 septembre à bord du cuirassé Liberté.

Le Liberté, un navire presque breton

Le Liberté est un navire que l’on peut qualifier de presque « breton ». Par sa construction tout d’abord puisqu’il sort des Ateliers et Chantiers de la Loire à Saint-Nazaire et qu’il est ensuite armé et immatriculé à Brest6.

Carte postale. Collection particulière.

Mais, surtout, son équipage est composé en grande majorité de Bretons. Il faut dire que la Bretagne est une grande pourvoyeuse de matelots et fournit à elle seule à la Royale près de 80 % de ses effectifs !7 Un ancien matelot du cuirassé, débarqué au début de l’année 1914, confirme cette prédominance : « Comme toujours, ce sont presque tous des Bretons, car je me rappelle que sur trente timoniers, nous étions bien une vingtaine de pays, et il en est de même pour les autres spécialités »8. Le commandant du Liberté est quant à lui un ancien élève de l’école navale de Brest9. Il s’agit du capitaine de vaisseau Louis Jaurès, le frère de Jean10.

Dans la cadre des manifestations patriotiques du 4 septembre, le cuirassé rejoint la rade de Toulon. Il y séjourne ainsi jusqu’au 25 septembre.

La tragédie du 25 septembre

Il est environ 5 heures 20 du matin lorsque des matelots du Liberté donnent l’alerte11. Il y a le feu à bord. Les vedettes de secours arrivent mais il est trop tard. Le feu s’est propagé. Il vient d’atteindre les soutes dans lesquelles sont conservées les réserves de poudre. Le navire explose. La déflagration est telle qu’elle emporte les sauveteurs. Des corps sont projetés sur les navires environnants. Certains bâtiments de la flotte sont touchés. Dans la nuit résonne le « bruit angoissant de clameurs désespérées »12. Les effets se font ressentir jusque sur terre. Des vitres sont brisées, des meubles déplacés13 … Un officier, pourtant situé à trois kilomètres du drame, succombe touché par un obus14.

Carte postale. Collection particulière.

La tragédie fait craindre le pire. Le Liberté peut accueillir 742 membres d’équipage auxquels il faut ajouter les marins des navires voisins et autres sauveteurs. Dès le premier jour, le chiffre de « cinq cents victimes » est annoncé avec crainte. Si les chiffres s’affinent au fil des jours, le bilan n’en demeure pas moins très lourd : 204 morts sont annoncés le 2615 puis 226 le lendemain16. Les autorités bretonnes sont en émoi. Les drapeaux sont en berne sur le fronton de la plupart des mairies. Tous les quartiers maritimes comptent leurs marins potentiellement présents en rade de Toulon. La préfecture maritime de Lorient craint ainsi pour les 200 Morbihannais engagés sur La Liberté.

Le drame du 25 septembre provoque pas moins de 300 victimes. L’événement est vécu comme une véritable catastrophe. A ce titre, la France organise des funérailles nationales. Le 3 octobre, se réunissent à Toulon les principales figures de la République : Armand Fallières, Joseph Caillaux (le président du Conseil), Théophile Delcassé, ainsi que les présidents de la Chambre des députés et du Sénat17. La Royal Navy apporte son soutien en la présence de l’amiral commandant de la flotte britannique de Malte, sir Edmond Pie. Aux grandes cérémonies nationales succèdent les hommages locaux dans toutes les communes touchées bretonnes par le drame.

Le Liberté, réduit à l'état d'épave après la catastrophe du 25 septembre 1911. Carte postale. Collection particulière.

Un coup porté au prestige de la Marine

Le drame suscite de nombreuses réactions dans le monde. De nombreux télégrammes de condoléances parviennent jusqu’au Président de la République (Espagne, Italie, Royaume-Uni, Brésil, Russie …). Mais, la catastrophe remet en question la crédibilité de la Marine française sur la scène internationale. Le Petit-Journal illustré dresse ainsi la succession de catastrophes qui porte atteinte au prestige national, en particulier l’explosion du cuirassé Iéna en 190718. Selon l’hebdomadaire parisien, aucune catastrophe de ce genre ne s’est produite ni au Royaume-Uni ni en Allemagne. Aux Etats-Unis il faut remonter à l’explosion du Maine en 1898 pour retrouver un tel drame, à celle du Mikasa au Japon en 1905.

La recherche de coupables est dès lors indispensable. Si dans un premier temps on craint un sabotage des syndicalistes19, c’est bel et bien la poudre B utilisée par l’armée française qui est placée sur le banc des accusés. Peu importe le responsable, le mois qui promettait tant de belles choses est gâché. La France qui souhaitait prouver sa valeur aux yeux du monde subit un cuisant revers en ce mois de septembre 1911.

Yves-Marie EVANNO

 

1 MAHAN, Alfred, The Influence of Sea Power upon History (1660-1783), 1890.

2 Sur ce point CHASSAIGNE, Philippe, Histoire de l’Angleterre des origines à nos jours, Paris, Flammarion, 2008 (réed.).

3« Un jour de fierté nationale », L’Ouest-Eclair, n°4608, 5 septembre 1911, p.1

4« Après le « Jean-Bart » à Brest, le « Courbet » à Lorient », L’Ouest-Eclair, n°4627, 24 septembre 1911, p.1.

5 « Une catastrophe à bord du Cuirassé Gloire », L’Ouest-Eclair, n°4624, 21 septembre 1911, p. 1 ; et « Chronique de la Semaine », Le Petit-Parisien, supplément illustré, n°1183, 8 octobre 1911, p. 2.

6 « A Brest », L’Ouest-Eclair, n°4629, L’Ouest-Eclair, n°4529, 26 septembre 1911, p.2.

7 BOURLET, Mickaël, LAGADEC, Yann, LE GALL, Erwan, La Grande Guerre des Bretons – Vécu (s), Expérience (s), Mémoire (s) (1914-2014), Appel à communication publié en février 2013.

8 « A Rennes »,  L’Ouest-Eclair, n°4529, 26 septembre 1911, p.2.

9 « La composition de l’Etat-major »,  L’Ouest-Eclair, n°4529, 26 septembre 1911, p. 1.

10 http://enenvor.fr/eeo_actu/wwi/Jaures_et_la_Bretagne.html

11 « Un épouvantable désastre », L’Ouest-Eclair, n°4529, 26 septembre 1911, p.1.

12 Ibidem

13 « A trois kilomètres de la ville, un officier est tué raide », L’Ouest-Eclair, n°4529, 26 septembre 1911, p. 2.

14 Ibidem.

15 « A la recherche des cadavres disparus », L’Ouest-Eclair, n°4530, 27 septembre 1911, p. 1.

16 « Des flans du Liberté on arrache les cadavres », L’Ouest-Eclair, n°4531, 28 septembre 1911, p. 1.

17 « Funérailles de héros », L’Ouest-Eclair, n° 4634, 4 octobre 1911, p. 1-2.

18 « La catastrophe de la « Liberté », Le Petit-Journal illustré, n°1090, 8 octobre 1911, p. 2.

19 « On parle de sabotage », L’Ouest-Eclair, n°4529, 26 septembre 1911, p.2. Les premiers doutes portent en effet sur le Syndicat des travailleurs réunis du port de Brest. En effet, l’inauguration du Jean-Bart et du Courbet se déroulent dans un contexte social tendu. Les syndicats reprochent aux autorités le faste des cérémonies qui contrastent avec les salaires  perçus par les ouvriers et menacent de perturber les inaugurations. Arch. dép. du Morbihan, 1 M CEREM 19 : visite du ministre pour l’inauguration du cuirassé Le Courbet (23 septembre 1911).