Les Dents de la Baie

Plus téméraires que d’autres, certains baigneurs n’hésitent pas à piquer une tête, hiver comme été, dans les eaux fraîches et calmes de la Manche. Pourtant, en ce dimanche 12 mai 1929, un évènement frissonnant vient rompre la quiétude de la petite plage de Saint-Jean-le-Thomas, commune de la baie du Mont-Saint-Michel située au sud de Granville. Alors qu’elles s’apprêtent à plonger, comme elles le font tous les jours de la semaine, deux jeunes femmes ont cette fois « la désagréable surprise d’apercevoir, près d’elles, un requin »1. L’information franchit rapidement les frontières de la commune normande et se retrouve, quatre jours plus tard, en une de L’Ouest-Eclair.

Carte postale. Collection particulière.

Loin de paniquer et de s’enfuir, le quotidien précise que les baigneuses décident, avec un « sang-froid et un courage remarquables », d’affronter le requin-taupe bleu qui, bien que jeune, mesure quand même « 1 mètre 20 ». Elles le saisissent une première fois « par les nageoires » avant que le squale ne parvienne à les renverser. Ne cédant pas au découragement, les deux femmes retentent leur chance une seconde fois et réussissent, cette fois, à extraire l'animal hors de l’eau. En quelques minutes, elles sont parvenues à mette hors d’état de nuire le « dangereux visiteur ».

Inconscientes, les baigneuses ne le sont certainement pas. Malgré son apparence, le requin-taupe bleu est une espèce bien connue dans la Manche qui présente davantage de dangers pour les « filets des pêcheurs » que pour les nageurs. Le traitement médiatique de cet évènement, bien plus cocasse qu’inquiétant, a de quoi surprendre même si la pauvreté de l’actualité justifie en partie cette exposition. Mais à une époque où les plages sont de plus en plus investies par les baigneurs, la présence de requins dans les eaux françaises pose inévitablement la question de la cohabitation, à long terme, entre l’homme et l’animal, coexistence imposée par le développement du tourisme et qui pourrait rendre les squales agressifs.

Et pour cause, la dangerosité de l’animal est connue et redoutée bien avant l’adaptation cinématographique, en 1975, du roman Les Dents de la Mer de Peter Benchley sorti un an plus tôt. En effet, si le succès du film réalisé par Steven Spielberg renforce la réputation du requin « mangeur d’homme », il n’en est pas à l’origine2. D’ailleurs, Peter Benchley s’est lui-même inspiré de la série d’attaques mortelles qui touche trois stations balnéaires du New-Jersey en juillet 1916. A l’époque, en pleine Première Guerre mondiale, l’affaire est très peu relayée en France, contrairement aux Etats-Unis, où la traque de l’animal entraine un véritable emballement médiatique3.

Carte postale. Collection particulière.

Qu’à cela ne tienne, une fois la paix retrouvée, le sujet trouve un écho régulier dans les pages de L’Ouest-Eclair. Et peu importe au final que moins de dix espèces de requins, ne fréquentant du reste que très exceptionnellement, pour ne pas dire quasiment jamais, les eaux bretonnes, soient réellement dangereuses pour l’homme. Le sensationnalisme doit primer puisqu’il permet de vendre à peu de frais du papier. Ainsi, quelques semaines après l’épisode normand, le quotidien rennais annonce que des pêcheurs du Cap Vert auraient retrouvé les « reste d’un corps de femme » dans l’estomac d’un requin4. A l’automne, ce même journal prend également le soin de décrire la lutte victorieuse d’un pêcheur espagnol contre un requin qui cherchait à faire chavirer son embarcation5. Une insistance qui ferait presque croire que le titre de presse breton aurait lui-même une dent contre les requins…

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

1 « Un requin dans la baie du Mont Saint-Michel » L’Ouest-Eclair, 16 mai 1929, p. 1.

2 Pour un éclaircissement rapide, voir par exemple SERET, Bernard et SOLE, Julien, Les requins, Bruxelles, Le Lombard, 2016.

3 Rares sont les quotidiens qui, comme Le Journal, évoque l’histoire du « requin anthropophage » qui pour les baigneurs à déserter « en masse les plages de la région » « Un requin dans la baie de New-York », Le Journal, 14 juillet 1916, p. 3.

4 « Une femme est avalée par un requin ? », L’Ouest-Eclair, 14 juillet 1929, p. 2.

5 « Un pêcheur espagnol a raison de deux requins », L’Ouest-Eclair, 10 octobre 1929, p. 2.