A propos de démocratisation touristique : 1929 sur la côte d’Emeraude

S’il est un mot entré dans le vocabulaire le plus courant, c’est bien le tourisme. Pourtant, renvoyant à des réalités et pratiques bien distinctes, cette notion est beaucoup plus complexe que ce que l’on pourrait de prime abord croire. C’est ce que démontrent avec efficacité deux courts articles publiés en première page du journal Le Rennais en septembre 19291.

Carte postale. Collection particulière.

Intitulé « Les étrangers à Dinard », le premier article pourrait renvoyer à première vue à un propos volontiers xénophobe, faisant écho à l’arrivée d’immigrés indésirables. Il n’en est rien et Le Rennais se félicite à l’inverse de la présence de « 2 432 étrangers représentant 19 nationalités » dans cette station balnéaire huppée de la Côte d’Emeraude. En tête du palmarès figurent bien entendu les Britanniques puis viennent les Italiens, les Irlandais, les Américains, les Suisses et les Belges. Si le journal breton se félicite d’une telle fréquentation, c’est assurément du fait des retombées économiques induites par ces séjours sur la Côte d’Emeraude. Détail intéressant : on ne compte alors que 12 Allemands à Dinard, contre 34 Espagnols et 5 Australiens. Des chiffres qui, à n’en pas douter, disent la tiédeur des relations franco-allemandes un peu plus de dix ans après la fin du conflit et, fondamentalement, la difficulté à entrer en paix.

On pourra toujours, et à raison du reste, arguer qu’il s’agit là d’un phénomène de niche, sans réelle ampleur statistique. Certes, ces quelques 2432 étrangers sont à rapporter à la population globale de la ville de Dinard, à peine 10 000 habitants en cette fin des années 1920. Pour autant, il est indéniable que plutôt que de tourisme, c’est encore de villégiature dont il s’agit ici. Ajoutons du reste qu’il s’agit d’une véritable tradition dans cette station balnéaire de la Côte d’Emeraude, commune réputée pour abriter dans de luxueuses villas des personnalités fortunées provenant d’horizons divers. On se rappelle ainsi que c’est grâce à la générosité de riches Britanniques que Dinard se dote au tout début du XXe siècle d’une station de sauveteurs. Pour autant, il est difficile de ne pas voir dans ce petit article du Rennais un fragment d’un monde prêt à disparaitre : un mois après sa publication, survient en effet le grand krach boursier d’octobre 1929, prélude d’une redoutablement longue et violente crise économique planétaire.

Mais à côté de ces riches touristes, venant passer la saison sur la côte nord de la Bretagne, existent des pratiques qui, certes plus contraintes sur les plans calendaires et financiers, n’en sont pour autant pas moins réelles. C’est ainsi que ce même numéro du Rennais donne dans un article intitulé « Trains de plaisir » d’intéressants chiffres : lors des dimanches du mois d’août 1929, on aurait compté jusqu’à 1 800 voyageurs effectuant la liaison entre Rennes et Saint-Malo, vers la mer le matin, puis de retour au chef-lieu du département le soir. A dire vrai, là encore, ces liaisons pendulaires ne sont pas nouvelles. A Rennes, elles sont attestées dès la toute fin du XIXe siècle et on en trouve la trace dans bien d’autres villes de Bretagne. C’est en définitive l’accès à une société du temps libre et des loisirs qui se dévoile ici sous nos yeux : jadis réservée à une élite de villégiateurs fréquentant Dinard, le tourisme se popularise et aime à fréquenter les remparts de Saint-Malo. La pratique est donc également indissociable d’une certaine forme de distinction, qui s’incarne en l’occurrence dans une géographie sociale.

Carte postale. Collection particulière.

C’est dire donc s’il est erroné de conditionner l’existence des pratiques touristiques au Front populaire et aux lois sur les Congés payés2. En la matière comme en bien d’autres domaines, les faits précèdent la loi. D’ailleurs, on sait que l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Léon Blum permet de ressortir des cartons des projets imaginés de longue date. Preuve s’il en fallait que les pratiques touristiques sont une réalité ancienne, même s’il est vrai que le XXe siècle est avant tout celui de leur progressive démocratisation.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

 

1 Le Rennais, samedi 21 & dimanche 22 septembre 1929.

2 Sur cette question se rapporter à la synthèse de VINCENT, Johan, « Bretagne et congés payés. 1936, l’invention d’un nouveau marché touristique ? », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François (dir.), C’était 1936, Le Front populaire vu de Bretagne, Rennes, Editions Goater, 2016, p. 236-254.