Quand la galette-saucisse dit l’histoire

Véritable emblème gastronomique de la Haute-Bretagne, la galette-saucisse est également le symbole privilégié d’une sorte d’opulence alimentaire, voir même d’un certain rapport aux loisirs. Pour s’en convaincre, il suffit de songer ne serait-ce que quelques instants aux dizaines d’échoppes qui, les soirs de match de football, enlacent les travées du Stade Rennais. Emblème d’une culture populaire et d’une identité régionale aussi fantasmées que patrimonialisées1, la galette-saucisse n’en relève pas moins d’une alimentation carnée. Or cette consommation banale, usuelle, de viande est finalement assez récente, surtout en ce qui concerne les milieux les moins favorisés : c’est en effet au tournant des années 1870 que les assiettes des plus pauvres commencent à accueillir régulièrement des protéines d’origine animale, mouvement qui s’achève avec l’avènement des Trente glorieuses et de l’agriculture industrielle. Une fois encore, donc, la fin du XIXe siècle se caractérise par un double mouvement contradictoire qu’illustre à merveille la galette-saucisse, celui d’une part d’une entrée dans une ère moderne de consommation mais indissociable, d’autre part, d’une invention de la tradition. C’est ce que rappelle un court article publié le 2 juin 1902 par L’Ouest-Eclair2.

Carte postale. Collection particulière.

Anonyme, car uniquement signée des initiales « U. G. », cette chronique des « dimanches rennais » est une source précieuse pour qui sait la lire. Sous un ton léger, l’auteur nous livre en réalité une description minutieuse d’une pratique manifestement bien établie à Rennes, celle qui consiste aux « beaux jours » à quitter la ville pour se promener dans les campagnes environnantes et renouer avec le monde rural. De telles expériences touristiques, limitées à la journée, ne sont pas rares avant la Première Guerre mondiale et, de temps en temps, les rubriques des faits divers permettent d’en prendre la mesure. A en croire « U. G. », il s’agit là d’une habitude d’ampleur, quoi que non quantifiée, conséquence directe de la pénibilité du travail à la ville. L’article décrit en effet « une multitude qui, après six jours d’esclavage, dans l’atmosphère fétide des rues, est ivre de soleil et de grand air ! »

Pour autant, cette véritable transhumance dominicale n’est pas sans révéler les tensions, grandissantes, entre les mondes urbains et ruraux. Si pour le citadin la campagne est un espace de villégiature source de bien-être – « les foins ont été créés pour s’y rouler, pour aspirer avec délice leur arôme sauvage ; les blés ont été semés uniquement pour la joie des yeux… » – les champs sont, pour le paysan, d’abord  le lieu du travail. De ses fruits dépendent le revenu et l’on comprend dès lors le sens de cette ferme mise en garde :

« Regardez mais ne touchez pas, gars de la ville. C’est du pain pour vous cet hiver ; c’est de l’avoine et du foin pour vos chevaux, ce sont des choux pour les vaches qui vous apporteront du lait. »

Heureusement, cette rivalité pour la maîtrise de l’espace rural ne dure pas, les villégiateurs d’un jour étant rapidement assaillis par la faim. Et le chroniqueur de L’Ouest-Eclair d’écrire, non sans une pointe de cynisme :

« Adieu la poésie ! Adieu, vastes prairies ! champs coquelicoteux ! La saucisse et la galette bretonne triomphent. C’est la revanche de l’estomac sur l’idéalisme. »

Le jugement de valeur est évident mais n’est pour autant pas sans enseignements. Le premier concerne précisément la consommation de viande. Déguster une saucisse enroulée dans une galette ne va en effet pas de soi pendant la majeure partie du XIXe siècle, la viande demeurant le privilège des populations les plus aisées et/ou des jours de fête. Même l’ajout d’un œuf a longtemps constitué une pratique exceptionnelle, réservée aux jours fastes3. Ici, le cadre est tout autre. Certes, le dimanche est un jour à part, car chômé, mais cette villégiature, bien que limitée à une journée, s’insère toutefois dans une pratique relativement massive, pour ne pas dire ordinaire.

Carte postale. Musée de Bretagne: 970.0049.2987.

En réalité, c’est bien de tourisme dont il s’agit ici. Or, on sait que cette économie est indissociable d’un discours bien spécifique sur l’espace dans lequel elle s’exerce. Et là encore, la galette-saucisse en est une parfaite illustration. Il n’aura échappé en effet à personne que la galette dont il s’agit ici est perçue comme étant nécessairement « bretonne », alors que cette recette à base de sarrasin est diffusée bien au-delà de la péninsule armoricaine : en témoignent d’ailleurs une multitude de recettes des plus variées comme en Auvergne ou en Normandie. De même, elle est forcément accompagnée de cidre, boisson dont on connaît la place dans l’imaginaire associé à la Bretagne. Dès lors, comment ne pas y voir le témoignage d’une quête d’une certaine authenticité, pour ne pas dire d’un certain folklore ? C’est là toute la complexité de la galette-saucisse, mets renvoyant à un passé idéalisé alors qu’il participe d’une consommation de viande qui s’ancre dans une indéniable modernité alimentaire basée sur l’accessibilité du plus grand nombre aux protéines carnées.

Erwan LE GALL

 

 

 

1 Pour de plus amples développements sur ce processus se rapporter à HARISMENDY, Patrick », La crêpe, la galette, la saucisse (et le touriste) », in ANDRIEUX, Jean-Yves et HARISMENDY, Patrick (dir.), L’assiette du touriste. Le goût de l’authentique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 139-163.

2 U. G., « Les dimanches rennais », L’Ouest-Eclair, 4e année, n°1020, 2 juin 1902, p. 3.

3 CHAUSSAT, Alain-Gilles, Les populations du Massif armoricain au crible du sarrasin. Etude d’un marqueur culturel du Bocage normand (XVIe-XXe siècle), thèse de doctorat sous la direction de Moriceau, Jean-Marc, Caen, Université de Caen, 2018, p. 392-398.