Le « beau sport breton » : le gouren ou une certaine forme de patrimonialisation

La rubrique sportive de l’édition du 31 août 1931 de L’Ouest-Eclair est des plus intéressantes. Au milieu des résultats de football, de cyclisme, des courses hippiques, de natation et même d’escrime et d’aviation, le grand quotidien rennais annonce « la victoire de Cadic en poids lourds » lors du tournoi de Quimperlé de lutte bretonne. La compétition s’est déroulée la veille devant une foule conséquente de 3 000personnes venues – « malgré la concurrence des courses cyclistes voisines » – au stade Kerisole pour assister à ces épreuves de gouren, un terme que le journal n’emploie d’ailleurs pas. Car derrière une apparence des plus anodines, cet article dit parfaitement certaines des tendances parfaitement contradictoires qui sont à l’œuvre dans cette Bretagne de l’aube des années 1930, entre invention de la tradition et bond dans la modernité.

Carte postale. Collection particulière.

Il serait tentant de voir dans cette compétition de gouren une survivance de pratiques bretonnes ancestrales1. La lutte est en effet attestée depuis le Moyen-Age dans la péninsule armoricaine et, même à la veille de la Grande Guerre, on recense de nombreux tournois. Discipline essentiellement rurale, le gouren se pratique à l’occasion des grands moments de la vie des campagnes : moissons et fêtes tels que mariages ou pardons. Bien entendu, les règles ne sont pas encore uniformisées et varient même d’un village à un autre. Mais la lutte qui est pratiquée à Quimperlé en ce 30 août 1931 n’a plus grand-chose à voir avec cette activité physique semblant plonger ses racines dans la nuit des temps.  L’Ouest-Eclair l’atteste d’ailleurs sans ambiguïté : ce tournoi est organisé sous les auspices de la FALSAB, autrement dit la Fédération des Amis des Luttes et Sports Athlétiques Bretons créée l’année précédente par Charles Cotonnec.

Installé à Quimperlé, où il dirige une clinique spécialisée en médecine veineuse, cet homme illustre à merveille certaines des tendances profondes à l’œuvre au travers la pratique du Gouren. Fils de paysans employés à exploiter dans les environs de Scaër les terres du Comte de Kerjégu, il obtient ses deux baccalauréats au Lycée de Quimper puis part à Nantes et Paris effectuer ses études de médecine. Homme de la modernité, il se passionne pour toutes les innovations technologiques et s’équipe très tôt d’un appareil de radiologie. Or cette foi dans le progrès et la modernité se double chez Charles Cotonnec d’un mouvement parfaitement inverse qui le pousse, comme une réaction à une forme d’accélération du temps vécue comme une fuite en avant, à se plonger au plus profond des racines de la culture bretonne, une discipline que l’on nomme alors le « folklore ». Fin lettré, il collabore à la revue Dihunamb de Loeiz Herrieu, l’un des grands témoins en langue bretonne de la Grande Guerre. Poète à ses heures, il devient, sous le nom d’Ar Pareour (le guérisseur,) barde au sein de la Gorsedd de Petite Bretagne. Et c’est dans cette perspective que, s’intéressant au Gouren, il crée en 1930 la FALSAB.

On le voit, c’est donc dans une démarche de « retour aux sources », de quête de « l’authentique » et du « folklore », que doit se comprendre la démarche de Charles Cotonnec. Or, le « beau sport breton », pour reprendre les termes employés par L’Ouest-Eclair, qui se pratique en ce 30 août 1931 n’a plus rien à voir avec la lutte traditionnelle telle qu’elle pouvait exister jusqu’au XIXe siècle. La permanence et l’immobilisme consubstantiels à l’idée de patrimonialisation ne sont qu’illusion. Quimperlé n’a plus rien d’un petit bourg rural, là où se pratique habituellement le gouren, mais est une ville d’un peu plus de 9 000 habitants. Mieux, ce tournoi est complètement déconnecté de toute autre manifestation, et constitue même l’événement pour lequel se déplacent les spectateurs. C’est là une rupture majeure, attestant d’une fracture grandissante entre la ville et les campagnes et, plus encore, avec le calendrier rural.

Belle-Isle-en-Terre, tournoi de lutte bretonne (sans date). Musée de Bretagne: 975.0041.9.

Contrairement à ce que suggère l’idée de « beau sport breton » avancée par L’Ouest-Eclair, même le gouren qui se pratique à Quimperlé en ce 30 août 1931 n’a rien à voir avec celui des temps anciens. Médecin, Charles Cotonnec prend bien soin de codifier la pratique et d’adoucir les mœurs des combattants. Pour prévenir au maximum les risques de blessures, les lutteurs s’affrontent désormais sur une lice recouverte de sciures de bois, et non plus au milieu d’une prairie comme jadis. Les règles sont d’ailleurs uniformisées au sein de la FALSAB et les champions concourent par catégorie de poids. Structuré et rendu moins violent, le gouren d’aujourd’hui n’a, quoi qu’on puisse en dire, plus grand-chose à voir avec celui du XIXe siècle. Voulant sauvegarder une pratique ancestrale, Charles Cotonnec l’a en réalité aseptisée. Mais il a aussi sans doute, paradoxalement, mis en place les conditions de la sauvegarde de ce « beau sport breton ». Pour note plus grand plaisir…

Erwan LE GALL

 

 

 

1 Pour de plus amples développements, se rapporter notamment à EPRON, Aurélie, Histoire du gouren (XIXe-XXe siècles) : l’invention de la lutte bretonne, thèse de doctorat en STAPS sous la direction de ROBENE, Luc, Rennes, Université Rennes 2, 2008.