Le prix du lait : indice de la crise de la ruralité ?

L’historienne Dominique Fouchard, dans une remarquable étude sur les séquelles de l’expérience combattante chez les poilus de la Grande Guerre, a parfaitement montré en quoi le courrier des lecteurs publié dans la presse est une source éminemment précieuse. Ces lettres permettent en effet de lever le voile sur l’intimité des couples et sur le difficile retour à la vie civile1. C’est d’ailleurs, d’une certaine manière, de ces troubles de l’immédiat après-guerre dont il s’agit dans le courrier publié le 16 avril 1922 par L’Ouest-Eclair même si, à première vue, le sujet est complètement différent puisqu’il y est question du prix du lait2.

Carte postale. Collection particulière.

Le grand quotidien rennais ne dispose pas à proprement parler d’une rubrique destinée au courrier des lecteurs. Néanmoins, de temps à autres, le journal publie quelques lettres, dont celle de ce cultivateur d’Iffendic, petit village de l’ouest de l’Ille-et-Vilaine. Précisons que ce courrier est rédigé en réaction à une autre missive publiée quelques jours auparavant dans ces mêmes colonnes de L’Ouest-Eclair, mais que nous ne sommes malheureusement pas parvenus à retrouver. Tout jusque sait-on qu’il s’agit « d’un producteur de la région qui affirmait, lui, qu’en s’approvisionnant directement à 20 ou 25 kilomètres de la ville, on pourrait se procurer, à Rennes, du lait à un prix inférieur au prix actuel ».

Cette affirmation appelle deux remarques. Tout d’abord, on observera que les distorsions tarifaires en ce qui concerne les produits agricoles, et plus encore le lait, ne datent pas d’aujourd’hui. En second lieu, si le lait revient si régulièrement dans les débats, c’est qu’il s’agit d’un aliment de base, notamment en Bretagne, si friande de beurre et de kouign-amanns. L’argumentation du cultivateur d’Iffendic relève elle aussi d’une certaine permanence : du fait des conditions climatiques, la production est moindre et plus couteuse, par manque de fourrage. En conséquence, même à un tarif de 70 centimes du litre, par contraste avec les 35 centimes avancés par l’autre producteur, les salaires ne sont pas garantis. Et là encore, les intermédiaires sont accusés de faire gonfler les prix. D’ailleurs, ce paysan d’Iffendic, un certain G. de Saint-Gilles qui  signe en tant que « cultivateur et ancien combattant », termine son propos en écrivant :

« Bref, si vous pouvez trouver un cultivateur qui, après avoir compté tout ce qu’il a dépensé pour nourrir ses vaches et tenir ses vaches en état depuis le mois d’octobre d’une part, et tout ce qu’il a vendu d’autre part comme lait ou beurre ; si vous trouvez, dis-je, un cultivateur qui, en toute franchise puisse dire qu’il a fait un bénéfice, voir même qu’il balance ses comptes, je serais heureux de faire sa connaissance pour apprendre la méthode employée par lui. »

Sans vouloir nier les difficultés du secteur agricole en ce début des années 1920, une telle défense du prix du lait n’a au demeurant rien d’étonnant, ni de spécifique. Elle s’intègre en effet dans une argumentation classique visant à défendre des intérêts particuliers. Et l’on sait à ce propos le monde agricole prompt à monter au créneau pour sauvegarder les siens. C’est ainsi qu’en pleine Première Guerre mondiale, de surcroît en 1917, année cruciale s’il en est, des éleveurs de chevaux n’hésitent pas plaider pour leurs intérêts propres, quand bien même ceux-ci iraient à l’encontre des impératifs dictés par les nécessités militaires du moment.

Carte postale. Collection particulière.

Néanmoins, le propos de ce G.3 de Saint-Gilles ne manque pas d’interpeller. Certes, il est assez connoté idéologiquement puisqu’à l’en croire, pour lutter contre « la vie chère », il suffirait de supprimer « la loi de huit heures, cause de tout le mal, le reste viendra tout seul ». Mais au-delà de cette argumentation, également assez atemporelle, c’est un autre propos, tout aussi classique, qui frappe. En effet, en publiant la première lettre, le paysan d’Iffendic accuse L’Ouest-Eclair, qui bien entendu s’en défend, de « dresser l’ouvrier des villes aux huit heures contre le cultivateur aux 10 et 12 heures, et plus de labeur ». Et l’on mesure dès lors combien le prix du lait est un révélateur de la fragile cohésion nationale qui existe entre des centres urbains en plein développement et des campagnes, qui quand elles ne sont pas contraintes à la diaspora, doivent faire face à des conditions d’existence très difficile. Celles-ci sont d’ailleurs d’autant plus insupportables que, pendant la Grande Guerre, ce sont bien les campagnes, où l’infanterie recrute en masse, qui paye le plus lourd tribut.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

1 FOUCHARD, Dominique, Le poids de la guerre. Les Poilus et leur famille après 1918, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.

2 « Le prix du lait », L’Ouest-Eclair, 22e année, n°7469 ; 16 avril 1922, p. 4-5.

3 Arch. dép. I&V: 2 Z 46, Médaille de la famille française, promotion des 4 août 1925 et 22 février 1926 semble indiquer que le prénom de ce paysan est Gaston.