La misère paysanne bretonne est-elle soluble dans la lutte des classes ?

Jusqu’au « miracle agricole » des Trente glorieuses, la misère est une situation économique et sociale très prégnante dans le monde rural breton. La disparition des activités proto-industrielles – la production toilière particulièrement – prive un grand nombre de paysans de revenus complémentaires, qui ne peuvent être compensés par une trop faible productivité agricole. Dans le même temps, la croissance démographique bretonne – +14% entre 1856 et 19111 –, soutenue par un taux de natalité qui demeure élevé, amène à une pression foncière et à un morcellement des terres. Alors, pour bon nombre de paysans, le seul échappatoire à la misère est l’émigration vers Paris, Le Havre ou même New York. C’est à cette « misère effrayante des serfs de Bretagne » que L’Humanité consacre une série de reportage en 19322.

Carte postale. Collection particulière.

L’ « envoyé spécial » du quotidien communiste jette une lumière crue sur les conditions de vie des paysans de Plougonver qu’il a rencontré :

« Cinq ou six maisons et dépendances affaissées, basses, aux murs sans mortier, aux étroites et rares fenêtres. De vieux toits de chaume sur toutes […] C'est dans un cloaque noir que l'on patauge dès l'entrée du village […] Nous entrons dans une ferme par une porte basse. On ne distingue pas bien tout de suite, une fois entrés. C'est une pièce rectangulaire de 5 à 6 mètres, large de 3 ou 4. Une seule fenêtre, carrée, de 60 centimètres de côté l'éclaire un peu […] Ici même plus de lits clos, c’est un luxe, mais un ramassis de vieux meubles recueillis on ne sait où… Pas d’armoires bretonnes […] »

La famille n’est pas présentée sous un meilleur jour :

« Dix personnes vivent là. On les distingue un peu maintenant dans cette semi-obscurité du taudis campagnard […] Et l’homme… Est-ce un fermier que nous avons devant nous, ou un de ces milliers de chômeurs que l’on rencontre devant les soupes populaires ? Son aspect est le même que ceux-ci. Rasé de huit jours, vêtus de hardes rapiécées, maigre, tassé sur lui-même, les pieds nus dans ses sabots – c’est sous cet aspect de presque clochard que se présente ce fermier de trente-cinq à trente-six ans. »

Bref :

« les mots manquent pour décrire cet aspect misérable, décrépi, où tout, de l’unique pièce à ceux qui l’occupent, a la même teinte de la plus profonde misère […] voilà la vie effroyable des paysans de M. Rougé, de tous les serfs de la Bretagne, qui payent à leurs exploiteurs une dîme six fois plus élevée qu’avant guerre. »

Là est bien le nœud du problème : l’explosion des loyers des terres qui entraine une précarité grandissante des fermiers. C’est ainsi que le journaliste voit dans le paysan breton un prolétaire qui subit « l’exploitation » des propriétaires terriens. D’ailleurs, Marcel Cachin, le directeur emblématique du journal et originaire de Paimpol, applique lui aussi la lutte des classes à ces paysans qu’il qualifie d’« exploités ruraux », face aux « hobereaux qui prétendent maintenir leurs privilèges d’autrefois ».

Carte postale. Collection particulière.

Trois semaines plus tard, L’Humanité relate la manifestation à Lannion du « 24 décembre dernier » « contre les fermages de famine »3 qui a rassemblé « deux mille paysans travailleurs ». L’espoir des communistes est de voir cette colère paysanne se structurer en un mouvement politique et syndical pour porter « le programme revendicatif élaboré par les paysans eux-mêmes. »

Pour autant on est loin d’un front paysan uni dans ce Trégor rural alors en pleine ébullition. Ainsi, François Tanguy Prigent, paysan de Saint-Jean-du-Doigt et militant SFIO, qui lutte contre les expulsions de fermiers et les ventes-saisies, développe l’idée d’un « socialisme rural » qui se traduirait par une « propriété syndicale » des terres plutôt que la collectivisation.

En outre, il serait faux de penser que toute la paysannerie bretonne des années 1930 est entrée dans la lutte des classes. Pour preuve, le 2 février 1930, à l’appel de Fleurant Agricola, fondateur du Parti agraire, ce ne sont pas moins de « sept à huit mille cultivateurs » qui manifestent à Rennes pour protester « contre l’application et le principe même des Assurances sociales », car cette « loi n’est appelée à profiter qu’aux employés de l’industrie »4. Il s’agit donc ici ni plus ni moins que d’un refus de la prolétarisation des paysans. Les idées agrariennes sont en outre largement relayées par le tout puissant Office central de Landerneau fondé et dirigé par Hervé Budes de Guébriant. De même, on pourrait évoquer le cas d’Henri Dorgères, emblématique promoteur des Chemises vertes, dont le parcours n’est pas sans faire longuement escale en Bretagne.

Carte postale. Collection particulière.

En conclusion, il importe donc de distinguer ce qui relève d’une situation objective de misère, à savoir celle d’une grande partie de la paysannerie bretonne dans les années 1930, de la vision subjective et misérabiliste destinée à alimenter un prisme idéologique qui est loin de faire consensus si l’on prend les paysans bretons dans leur ensemble. En effet, L’Humanité n’est pas L’Ouest-Eclair et l’oublier c’est tomber dans le piège d’une source, la presse, qui peut parfois s’avérer trompeuse.

Thomas PERRONO

 

 

1 DUPAQUIER, Jacques, Histoire de la population française, Paris, PUF, 1988.

2 « La misère effrayante des serfs de Bretagne », L’Humanité, 10 décembre 1932, p.2, en ligne. Dans cet article, nous souhaitons donner de nouveaux éclairages à l’article publié le 28 janvier 2018 par la plateforme Retronews : « 1932 : Reportage chez les paysans bretons affamés ».

3 « Les leçons de la manifestation de Lannion », L’Humanité, 31 décembre 1932, p.4, en ligne.

4 BNF – Gallica. « Une manifestation contre les assurances sociales à Rennes », Ouest-Eclair, 2 février 1930, p. 4, en ligne.