Les GAEC : un symbole de l’agriculture familiale en crise ?

Alors que l’agriculture bretonne connaît une nouvelle crise, poussant un certain nombre d’agriculteurs à paralyser une partie du réseau routier – notamment la RN12 – plusieurs jours d’affilés, l’idée d’une crise profonde du modèle agricole breton devient de plus en plus prégnante. Un modèle né dans les années 1950-60, une période souvent qualifiée de miracle agricole breton, qui n’est pourtant pas sans connaître quelques crises, heurts, et autres « poings tapés sur la table ». Il n’empêche, au cours de ces décennies d’après-guerre, l’agriculture bretonne prend le chemin de la modernisation, de la mécanisation, de l’intensification des productions.

Treffieux, en Loire-Atlantique, dans les années 1960. Carte postale. Collection particulière.

L’un des moyens d’atteindre ces objectifs se trouve dans les groupements agricoles d'exploitation en commun (GAEC), créés par une loi du 8 août 1962. Cette forme juridique d’exploitation agricole a pour but le regroupement de plusieurs agriculteurs (de 2 à 10) par la mise en commun de leurs exploitations tout en conservant un « caractère familial », c’est-à-dire non industriel. Les premiers GAEC bretons voient le jour à la fin de la décennie. Par exemple, le GAEC de la Cordée à Treffieux (44), qui est visité le 9 juin 1967 par Georges Fabre, journaliste à l’ORTF, dans le cadre de l’émission La terre et les hommes.

Ce GAEC est qualifié par le journaliste d’« expérience passionnante d’exploitation en commun ». Il regroupe quatre agriculteurs, qui se surnomment « les quatre mousquetaires » : messieurs Philippot, Maisonneuve, Doucet et Camus. Au-delà de la mise en commun des moyens de production, ce sont également les compétences de chacun qui sont mises à profit. C’est ainsi que chaque agriculteur se retrouve responsable d’un secteur de l’exploitation : élevage bovin et matériel agricole, troupeau laitier, arboriculture, porc. Cette dernière production est une activité particulièrement porteuse dans ces années. Les élevages porcins se massifient. Au sein du GAEC, René Philippot envisage à court terme de doubler le nombre de truies afin de produire 750 porcs par an. Un programme de sélection des meilleurs spécimens de porc est également mis en place. Les animaux sont inscrits au herd-book de la race large white. Ce constat est le même du côté des bovins de Robert Maisonneuve. Il élève ses propres génisses destinées à venir grossir le troupeau laitier, mais en plus il élève « des veaux de croisement », qui ne sont pas nés sur l’exploitation et qui sont revendus à trois mois pour partir à l’engraissement. Le cheptel laitier de Pierre Doucet est également prévu pour passer de 43 à 100 têtes. En dehors de ces productions d’élevage classiques en Bretagne, le plus jeune des agriculteurs, Noël Camus âgé de 24 ans, a monté de toutes pièces un verger de 2 hectares de pommes golden et se donne pour objectif d’atteindre les 6 hectares de production de pommes et poires.

Ces perspectives de croissance des différentes productions du GAEC entraînent automatiquement des investissements dans les infrastructures d’élevage, qui passent par la construction d’éléments neufs comme les silos ou la salle de traite « herringbone (placement en épi) deux fois quatre, qui peut être aménagée en deux fois six ». L’agrandissement de l’exploitation se constate également par la spécialisation des bâtiments d’élevage existants : une « maternité » pour les porcs, qui possède des cases sur paille qui évitent les écrasements lors des mises bas, ainsi que des lampes chauffantes pour les porcelets ; ainsi qu’une « nurserie » pour les veaux. De l’aveu des agriculteurs, tous ces investissements auraient été impossibles individuellement. En revanche, le coût du foncier reste une « très lourde charge » à l’échelle du GAEC. Ils envisagent donc la création d’un « groupement foncier, [pour] faire appel aux capitaux extérieurs. »

Carte promotionnelle. Collection particulière.

Le partage d’investissements de plus en plus lourds nécessite une coopération renforcée entre les agriculteurs du GAEC. C’est pourquoi ils se réunissent au moins une fois par semaine pour discuter « des problèmes qui nous préoccupent », ainsi que de « l'achat de nouveaux matériels, pour l'extension, pour l'orientation de l'association et de l'exploitation ». Les décisions importantes sont prises collégialement à la majorité des membres. La complexification des méthodes de production demande parfois l’avis « d’un technicien du centre de gestion et d'économie rurale », qui peut réaliser « une étude pour essayer de choisir les solutions et de voir vers quelles productions on devrait s'orienter compte tenu du terrain, compte tenu de la main d'œuvre dont on dispose, compte tenu également des goûts et des aptitudes de chacun. »

Aux côtés de ces « quatre mousquetaires » se tiennent leurs épouses. La femme de Noël Camus explique ainsi que « chaque femme est responsable du secteur avec son mari [et qu’] elle travaille avec lui. » En plus de son activité autour des arbres fruitiers, Madame Camus est en charge de la comptabilité. Un travail de « secrétaire-comptable » qui lui est rémunéré une heure par jour, même si parfois « il faut que j'y sois l'après-midi ou une journée même quelques fois. » En ce qui concerne la rémunération mensuelle, les hommes sont payés par journées travaillées, alors que les femmes le sont à l’heure. On voit ici que la prise en compte des agricultrices n’est pas encore pleine et entière dans les années 1960. La femme n’a pas encore quitté ses habits de ménagère. Ce changement s’effectue progressivement. Une décennie plus tard, à la fin des années 1970, certaines agricultrices disposent de plus de poids dans la conduite de l’exploitation.

Cette organisation en GAEC a pour bénéfices pour les quatre familles impliquées, de leur procurer des salaires, des « dimanches entièrement libres dans le mois, plus un demi dimanche où on n'est de garde que le matin » ; ainsi que des « congés annuels » dans le futur, une fois que la « période d'adaptation et d'installation » sera révolue. Tout ceci leur permet de mieux cloisonner vie professionnelle et personnelle, « ce qui dans le monde agricole est souvent très lié, très mélangé. »

Récolte de betteraves dans un GAEC du Finistère. Carte postale, collection particulière.

Depuis la mise en place de ces GAEC, en tant que modèle de mise en commun d’exploitations familiales, l’agriculture française s’est retrouvée confrontée à une concurrence de plus en plus féroce à l’échelle européenne, mais aussi mondiale. Face aux diverses crises de production ou de prix, le système de poly-élevage a longtemps plutôt bien résisté : quand le marché du porc est en crise, celui du lait soutient l’exploitation par exemple. Cependant, quand les crises s’additionnent, que les investissements sont toujours plus lourds, que le foncier subit de fortes pressions avec notamment le grignotage périurbain ; les exploitations familiales à la française sont de moins en moins capables de faire face. Pour autant, le modèle industriel des « fermes de mille vaches » sont-elles la seule réponse pour que l’élevage français reste compétitif sur les marchés internationaux ?

Thomas PERRONO