François Tanguy Prigent, itinéraire d’un « paysan ministre »1 socialiste

Dans le Finistère Nord, il est deux terres rurales qui s’opposent politiquement. Le Léon – « la terre des prêtres » – est un bastion catholique et conservateur qui a vu, au début du XXe siècle, la naissance de la coopération agricole avec l’Office central de Landerneau érigé autour de la personnalité emblématique du comte Hervé Budes de Guébriant. La partie la plus occidentale du Trégor, dans les environs de Morlaix, est en revanche plus largement influencée par les idées républicaines et laïques des Bleus.

Carte postale. Collection particulière.

C’est dans ce contexte que naît, le 11 octobre 1909 à Saint-Jean-du-Doigt, François Tanguy Prigent. Ses parents Yves-Marie Prigent et Catherine Clec’h sont agriculteurs, propriétaires de la ferme Ti Nevez-Kervari, située à quelques centaines de mètres de la mer. Tanguy (son prénom usuel est le deuxième à l’état-civil) est élevé dans une famille républicaine, gagnée peu à peu au socialisme sous l’influence de son grand-père. Il est tout juste adolescent quand il s’engage en politique en accompagnant son père aux réunions de la section socialiste de Plougasnou. Le seul bagage « universitaire » de Tanguy Prigent est le certificat d’études primaires, qu’il obtient en juin 1922. Malgré la satisfaction d’avoir été reçu premier du canton de Lanmeur, son père s’oppose à ce qu’il poursuive ses études. Le travail de la terre devient alors son quotidien, ainsi que le militantisme politique.

Tanguy Prigent se forge une culture politique à travers la lecture de journaux – Cri du peuple, Le Populaire – ainsi que d’écrits des grands figures de la gauche : Guesde, Jaurès, Blum… En 1925, il est seulement âgé de 15 ans et demi quand il fonde une section socialiste dans sa commune de Saint-Jean-du-Doigt. Il incarne une nouvelle génération militante et place ses pas dans ceux de Guy Le Normand, le secrétaire fédéral du Finistère. A partir du mois de décembre 1929, il collabore à la rédaction du Breton socialiste, l’organe départemental de la SFIO2. Avec pas moins de 170 articles écrits sur une décennie, il milite pour le développement d’un « socialisme rural » dans le Trégor en combattant les dorgéristes et les grands propriétaires, qu’il qualifie « d’hobereaux oisifs ». Il ne plaide pas pour autant pour la collectivisation des terres, à laquelle il préfère une « propriété syndicale ». A partir de 1933, son militantisme politique se double justement d’un engagement syndical qui vise à briser l’hégémonie de l’Office centrale de Landerneau sur la région, avec la création d’une coopérative agricole dans sa commune et d’une organisation professionnelle, la Fédération paysanne du Finistère. Il lutte notamment contre les expulsions de fermiers et les ventes-saisies.

Militant politique et syndical, Tanguy Prigent entame s carrière politique avec son élection au poste de conseiller général de Lanmeur, le 7 octobre 1934. Mais le scrutin est invalidé dès le mois suivant, puisqu’à quatre jours près, il n’a pas 25 ans révolu. Au mois de mars 1935, il bat à nouveau le Dr Guillemot, un notable radical, et fait son entrée au Conseil général du Finistère. Deux mois plus tard, il arrive également en tête des votes, sur la liste SFIO, lors des élections municipales de Saint-Jean-du-Doigt. Elu maire à 25 ans, il occupe ce poste jusqu’à sa mort en 1970, à l’exception des quelques mois de sa révocation par Vichy en 1943. Le 3 mai 1936, sa jeune carrière prend une envergure nationale avec son élection dans la circonscription de Morlaix et il devient le plus jeune député de France. Au Palais Bourbon, Tanguy Prigent, le « paysan député », soutient les réformes agraires du Front populaire et participe à la création de l’Office du blé. Celui-ci fixe les prix et l'échelonnement des achats aux producteurs et donne ainsi à l’Etat la main mise sur les exportations et importations des céréales et farines. Las, les autres projets de réformes qui lui tiennent à cœur – concernant les fermages et les dettes agricoles – ne voient pas le jour.

Saintg-Jean-du-Doigt et le Trégor, une région de petite propriété foncière. Carte postale. Collection particulière.

Au déclanchement du second conflit mondial, Tanguy Prigent est mobilisé en tant que sous-lieutenant dans l’artillerie portée. Il est blessé en juin 1940, lors de la Débâcle. De retour au Palais-Bourbon, il refuse de voter les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, comme 79 autres parlementaires. Puis, Tanguy Prigent reprend pleinement sa place à la tête de la mairie de Saint-Jean-du-Doigt. De là, il mène le combat contre la politique agrarienne voulue par la Révolution nationale du régime de Vichy, politique qui s’incarne dans la Corporation paysanne et le Bulletin bimensuel de la Coopérative de Défense paysanne de Morlaix. Si ces activités sont un temps toléré par les autorités, il est révoqué de son poste de premier magistrat en janvier 1943. Après avoir pris part à la reconstitution clandestine de la SFIO, il adhère au mouvement de résistance Libération-Nord, constitué sur des bases socialistes, avant de basculer dans la clandestinité au mois d’août 1943. Très actif, il est chargé au début de l’année suivante d’organiser les Comités de libération dans 19 départements de l’Ouest. Il participe également aux combats de la Libération dans sa région du nord Finistère.

Son expertise du milieu agricole, son expérience politique et sa position de résistant poussent Charles de Gaulle à le nommer ministre de l’Agriculture, le 4 septembre 1944. Lors de la nomination au sein du second gouvernement dirigé par le Général, le 21 novembre 1945, Tanguy Prigent est présenté, dans les Actualités françaises de l’ORTF, en tant « qu’agriculteur » et non par sa carrière d’homme politique qu’il a pourtant entamée il y a plus d’une décennie3. A la tête du ministère de la rue de Varenne, son portefeuille comprend également le Ravitaillement. Les pénuries agricoles et alimentaires qui frappent le pays entraînent notamment le retour du rationnement du pain. D’un point de vue plus politique, il supprime la Corporation paysanne dès le 12 octobre 1944 et appuie la création de la Confédération générale de l’agriculture. Le « paysan ministre » fait voter la loi du 13 avril 1946, qui régit toujours les statuts du fermage et du métayage. Il quitte son poste en octobre 1947.

Au début des années 1950, Tanguy Prigent participe à la fondation Comité d'étude et de liaison des intérêts bretons (CELIB), aux côtés notamment du Président du Conseil, René Pleven. Devenu une personnalité de poids à la gauche de la SFIO, il est proche de Guy Mollet. Quand ce dernier devient chef du gouvernement en février 1956, le Finistérien redevient ministre, mais aux Anciens combattants et Victimes de guerres. Il soutient la politique algérienne du gouvernement, mais refuse les conditions du retour aux affaires du Général de Gaulle en mai 1958. Devenu un opposant à Mollet au sein de la SFIO, il est battu aux élections législatives de 1958. L’année suivante, il rompt avec son parti de toujours et rejoint le Parti socialiste autonome (PSA), puis le Parti socialiste unifié (PSU).

Les années 1960 voient la fin de sa carrière, minée par une santé déclinante. Pourtant réélu député entre 1962 et 1967, Tanguy Prigent voit se creuser un fossé générationnel entre lui, l’ancien militant socialiste des années 1920 et la jeune garde du PSU, incarnée par Michel Rocard et forgée par l’anticolonialisme. Aux côtés d’autres personnalités politiques comme Antoine Mazier et Yves Le Foll à Saint-Brieuc, il contribue toutefois à l’implantation du PSU en Bretagne.

Devenu ministre. Crédit: INRA.

Au terme de sa vie, au tout début de l’année 1970, Tanguy Prigent ne peut qu’incarner la figure de l’homme du passé : la SFIO, mais aussi la défense d’une agriculture antérieure au nouveau modèle productiviste dominant dans la région. C’est notamment le cas dans le domaine du syndicalisme agricole puisqu’il n’est plus en phase avec les  nouveaux modes d’actions contestataires – si ce n’est violentes – personnifiées par Alexis Gourvennec. Autres temps, autres mœurs…

Thomas PERRONO

 

 

 

1 L’expression est empruntée au titre de la biographique que Christian Bougeard a consacré à François Tanguy-Prigent : BOUGEARD, Christian, Tanguy Prigent., paysan ministre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002.

2 Le Breton socialiste est disponible en ligne sur le site des archives départementales du Finistère.

3 INA. « Le Ministère », Les Actualités françaises, ORTF, 30/11/1945, en ligne.