Les chevaux et le nerf de la Grande Guerre

Les travaux de Claude Milhaud rappellent combien le cheval constitue un excellent prisme pour analyser l’armée française de la Première Guerre mondiale, celle-ci demeurant, et ce jusqu’en 1918, éminemment hippomobile1. Mais cette dépendance envers la force équine doit inviter à regarder plus loin. En effet, la « plus belle conquête de l’homme » constitue aussi, et l’on a trop souvent tendance à l’oublier, un secteur d’activité où convergent des intérêts parfois contradictoires : quand pour l’autorité militaire il importe d’abord de préserver le cheptel national sérieusement ébranlé par les pertes considérables des premiers mois de guerre, les éleveurs, eux, cherchent des débouchés commerciaux pour subvenir à leurs besoins. C’est précisément cette faille dans l’Union sacrée que révèle la séance du 6 août 1917 du Conseil d’arrondissement de Montfort, sous-préfecture de l’ouest de l’Ille-et-Vilaine, en lisière de Brocéliande2.

La place de la sous-préfecture, où se déroule la séance du 6 août 1917 du Conseil d'arrondissement de Montfort. Carte postale. Collection particulière.

Signe d’une fatigue croissante et bien compréhensible dans une société en guerre depuis trois années, et de surcroît profondément marquée par l’échec retentissant de l’offensive Nivelle sur le Chemin des Dames, cette réunion se focalise sur deux questions agricoles particulièrement aigües. La première concerne les compensations financières octroyées par l’armée en dédommagement des réquisitions de foin. Celles-ci sont jugées d’autant plus insuffisantes que la récolte est « faible », ce qui pousse « les petits cultivateurs […] à remplacer ce foin, pour la nourriture de leurs bestiaux, par des produits plus couteux ou à diminuer leur cheptel ». Ce poids financier de l’effort de guerre est d’autant plus difficile à supporter dans les campagnes que c’est précisément le monde paysan qui fournit le gros des troupes affectées à l’infanterie, l’arme la plus exposée.

La seconde question évoquée lors de cette séance du Conseil d’arrondissement de Montfort concerne les chevaux. En août 1917, ce secteur d’activité est comme gelé, l’autorité militaire ayant suspendu les réquisitions en 1915 puis les achats par la remonte pour préserver le cheptel. C’est donc à l’étranger que se fournit l’armée française. Les archives conservent ainsi la trace de débarquements équins à Saint-Nazaire en provenance des Etats-Unis dès le printemps 1915, soit deux ans avant l’arrivée des premiers Doughboys ! Un commerce qui d’ailleurs doit inviter à nuancer la prétendue neutralité de Washington lors des premières années du conflit. Le concept qui doit s’appliquer est en réalité celui de la non-belligérance, puisque les balances commerciales et du crédit révèlent le parti pris par l’Oncle Sam pour Paris et Londres3.

Or pour les éleveurs de chevaux, ces importations deviennent insupportables. Et c’est précisément le discours qui est tenu lors de la séance du Conseil d’arrondissement de Montfort qui se tient le 6 août 1917. L’autorité militaire est accusée d’avoir acheté à l’étranger trop de bêtes, à tel point que de la viande cheval serait donnée en quantité à manger aux poilus et que des animaux seraient prêtés gracieusement aux agriculteurs, ce qui bien évidemment aurait pour fâcheuse conséquence de fausser complètement le marché. Et c’est ainsi que l’élevage français de chevaux « périclite, il meurt ».

Lors d'une foire, à Rennes, avant la Grande Guerre. Carte postale. Collection particulière.

Cette séance du Conseil d’arrondissement de Montfort est des plus intéressantes. Bien entendu, le propos ne saurait tromper une seule seconde. Sous couvert d’arguments en conformité avec la morale patriotique du moment – « pendant ce temps notre or va à l’étranger quand il pourrait rester en France » – c’est bien de défense d’intérêts catégoriels dont il s’agit ici. Si la chose n’est pas rare, elle frappe néanmoins en ce qu’elle entre en contradiction avec les nécessités de l’effort de guerre. Non seulement les armées ont besoin d’un grand nombre de chevaux et mulets pour conserver leurs capacités manœuvrières mais l’Etat, pour préserver autant que faire se peut ses finances, aurait tout intérêt à organiser la saturation du marché de manière à maintenir les prix au plus bas. Certes, une telle stratégie est inconcevable du point de vue politique. Pour autant, cette réunion du Conseil d’arrondissement de Montfort du 6 août 1917 rappelle que l’effort de guerre ne prime pas tout, que la défense des intérêts particuliers subsistent, et parfois même au-delà des cadres déterminés par les nécessités patriotiques du moment4.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

1 MILHAUD, Claude, 1914-1918 L’autre hécatombe. Enquête sur la perte de 1 140 000 chevaux et mulets, Paris, Belin, 2017.

2 Arch. dép. I&V : 2 N 23, conseil d’arrondissement, séance du 6 août 1917.

3 Sur ces questions on renverra à LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919), Bruz, Editions CODEX, 2018.

4 C’est bien cette idée que nous développons, sous le concept de processus de « détotalisation » du conflit, dans LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919)…, op. cit.