Un débarquement passé inaperçu : l’arrivée des Américains à Saint-Nazaire le 26 juin 1917

Entrés en Première Guerre mondiale le 6 avril 1917, les Etats-Unis ne tardent pas à envoyer les premiers éléments de leur corps expéditionnaire en Europe. C’est ainsi dans le port de Saint-Nazaire, à 7 heures du matin, le 26 juin 1917, qu’arrivent les premiers boys d’outre-Atlantique, à bord du Tenadores, un cargo mixte à vapeur construit en 1913 à Belfast et converti en transport de troupes. Pourtant, contre toute attente et contrairement à ce que suggère trop souvent un discours mémoriel bien souvent décalqué du D-Day, ce débarquement ne suscite aucun enthousiasme dans la population bretonne.

Carte postale. Collection particulière.

Certes, les autorités françaises sont présentes. Dans son étude, aujourd’hui classique, sur les Américains à Saint-Nazaire, Yves-Henri Nouailhat mentionne l’appareillage d’une vedette partie à la rencontre du bâtiment américain sur laquelle se trouvent, outre différentes autorités portuaires, le secrétaire général de la préfecture de Loire-Inférieure et le sous-préfet de Saint-Nazaire. Mais l’historien explique également « qu’il n’y a pratiquement personne sur les quais » au moment où accoste le Tenadores1. Pire, le jeune capitaine George Marshall, celui qui donnera son nom au plan reconstruisant l’Europe occidentale après la Seconde Guerre mondiale, se rappelle dans ses mémoires que l’ambiance était alors celle d’un enterrement, les rares femmes présentes portant le deuil de proches tués au combat2.

La presse locale ne rend d’ailleurs nullement compte de ce débarquement, véritable tête de pont d’une longue série. Source pourtant incontournable, L’Ouest-Eclair ne dit mot de l’arrivée de ces premiers contingents américains. Si l’édition de Nantes du célèbre quotidien titre bien, dans son édition du 27 juin 1917, sur le fait que « L’Amérique va être impitoyable pour les neutres », faisant même état de l’engagement de 400 000 volontaires aux Etats-Unis – chiffre nullement conforme à la réalité du recrutement, beaucoup plus poussif puisque la conscription devra même être instaurée le 18 mai 19173 –  aucun article ne rend compte de l’arrivée du Tenadores4.

Pourtant concernée au premier chef par le débarquement américain, La Loire navigable, « organe de la Société d’initiative pour l’exécution d’une voie navigable Nantes-Orléans-Giens-Briare et prolongements », n’est pas plus loquace. Loin d’annoncer dans son édition titrée de juillet-septembre 1917 l’arrivée des premiers contingents du corps expéditionnaire américain, elle plaide pour la coalition Saint-Nazaire-Nantes comme port de débarquement contre… Brest5. En effet, c’est bien sous l’angle de substantiels apports économiques qu’est aussi perçue l’arrivée de l’oncle Sam. Mais ceux-ci ne sont pas encore annoncés !

Carte postale photo, collection particulière.

Il faut en réalité attendre le 30 juin 1917 pour que L’Ouest-Eclair brise enfin le silence, dans un article des plus sibyllins, publié en pages intérieures, ne mentionnant jamais les Américains mais rehaussé d’une bannière étoilée et intitulé « Nos hôtes »6. A n’en pas douter, à cette date, le bouche à oreille s’est déjà chargé de colporter la rumeur mais l’organe de presse demeure prudent… quoique très enthousiaste. Dès ce premier article se forge en effet l’image d’un Sammy héroïque, sorte de surhomme hybride, croisement d’un poilu et de Buffalo Bill, dont on rappellera que le Wild West Show se produit à Saint-Nazaire huit ans plus tôt :

« Ces héros dont les aventures ont charmé notre enfance, ils viennent d’apparaître… Ces sont leurs descendants qui passent là, devant nous. Il y a un siècle, leurs aïeux chassaient dans la Prairie, sans songer à l’Europe lointaine et mystérieuse, où un jour, de tous les points du monde, des hommes de toutes races viendraient chasser le boche. »

Ce silence des journaux s’explique largement. En effet, les plus grandes mesures de sécurité sont imposées alors que l’Allemagne se livre à une guerre sous-marine à outrance qui, en toute logique, érige en cibles de choix ces renforts venus des Etats-Unis. Le plus grand secret règne d’ailleurs autour de l’arrivée du Tenadores et des premiers bâtiments qui accostent à Saint-Nazaire le 26 juin 1917. Non seulement la population n’est pas avertie mais une manœuvre d’intoxication, qui n’est pas sans faire penser à l’opération Fortitude pour tromper les nazis sur le débarquement en Normandie, est mise en place afin de faire croire à une arrivée à Brest, le port du Ponant étant plus proche de 120 miles nautiques de New-York. Par ailleurs, les autorités veillent, comme le rappelle l’article que consacre L’Ouest-Eclair, dans son édition du 27 juin 1917, à « La Bretagne et l’Amérique » : sur un total de 55 lignes, 18 sont censurées de l’aveu même du quotidien breton !7 Dans ces conditions, on comprend aisément pourquoi le débarquement de cette tête de pont américaine passe complètement inaperçu.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

1 NOUAILHAT, Yves-Henri, Les Américains à Nantes et à Saint-Nazaire, 1917-1919, Paris, Les Belles Lettres, 1972, p. 29.

2 MARSHALL, George C., Memoirs of My Services in the World War, 1917-1918, Boston, Houghton Mifflin Company, 1976, p. 11.

3 KASPI, André, Le temps des Américains. Le concours américain à la France en 1917-1918, Paris, Institut d’histoire des relations internationales contemporaines, 1976, p. 26.

4 L’Ouest-Eclair, 17e année, n°6643, 27 juin 1917.

5 « Brest-Transatlantique et l’Estuaire de la Loire », La Loire navigable, 22e année, n°253-255, juillet-septembre 1917, p. 1.

6 « Nos Hôtes », L’Ouest-Eclair, 17e année, n°6446, 30 juin 1917, p 3.

7 DOLBERT, P.-O., « La Bretagne et l’Amérique », L’Ouest-Eclair, 17e année, n°6644, 28 juin 1917, p. 2.