Saint-Nazaire, Cargill et le rêve américain

Posé sur l’estuaire de la Loire, le port de Saint-Nazaire n’a cessé de regarder vers les Etats-Unis, comme en quête d’un âge d’or, d’un eldorado comparable à celui-ci que vient y vendre le célèbre Buffalo Bill en septembre 1905. Aujourd’hui, s’il est une entreprise qui incarne cette relation transatlantique, c’est Cargill, ce géant américain de l’agroalimentaire venu s’installer dans les années 1960 dans les bâtiments de l’ancienne base sous-marine érigée par la Kriegsmarine. Un acteur majeur de l’économie nazairienne mais qui n’est pas sans remettre en cause le rêve américain.

La base sous-marine de Saint-Nazaire au début des années 1950. Carte postale. Collection particulière.

Le désir des Nazairiens de commercer avec les Etats-Unis et de faire de l’embouchure de la Loire une plateforme stratégique de la relation économique transatlantique est ancien et ne remonte pas aux Trente Glorieuses. Déjà, en 1917, dès l’annonce de l’entrée en guerre des Etats-Unis connue, le maire de Saint-Nazaire, Louis Brichaux, lance sa ville dans une âpre compétition, notamment contre Brest, pour faire du port de l’embouchure de la Loire la tête de pont du débarquement du corps expéditionnaire américain. L’idée est de s’attirer les faveurs de l’Oncle Sam pour tisser les liens qui permettront, une fois la paix revenue, de construire une véritable « route de la soie maritime » dont la sous-préfecture du département de Loire-Inférieureserait une étape incontournable. On sait ce qu’il adviendra de ces chimériques projets…1 Avec la Seconde Guerre mondiale, la situation est bien différente puisqu’il n’est nullement question d’un débarquement en territoire ami mais d’une projection de forces en terrain occupé : c’est ce qui explique les ravages causés par les bombardements aériens puis la longue libération, parfaitement symbolisée ici par la reddition de la poche de Saint-Nazaire, le 11 mai 1945.

Mais le douloureux paradoxe de ces zones de bombardements est que si elles sont particulièrement meurtrières, elles ne parviennent pas vraiment à atteindre l’objectif principal, à savoir les bases de sous-marins érigées par la Kriegsmarine. C’est donc d’un édifice pratiquement intact que s’empare la Marine nationale française à la Libération, pour mieux sans s’en débarrasser dans les années suivantes. Le paradigme stratégique n’est en effet plus le même après Hiroshima et plusieurs études semblent démontrer que la base de Saint-Nazaire ne pourrait pas résister à un bombardement nucléaire, contrairement aux installations lorientaises2 : c’est bien cela qui justifie le repli des submersibles français dans le Morbihan, mouvement qui par ricochet n’est sans doute par pour rien dans le retard pris par cette ville dans le développement de l’économie touristique. Mais là est un autre sujet.

Les années 1950, celles de cette trop déconsidérée IVe République, sont en effet à l’échelle de la Bretagne celles d’un véritable « bond en avant » marqué dans un premier temps par la lente reconstruction et l’entrée dans ces fastes Trente glorieuses, dont l’historiographie tend aujourd’hui par ailleurs à considérablement réduire la portée. Dans la péninsule armoricaine, autour de Joseph Martray et du CELIB notamment, l’économie se développe en prenant pleinement le tournant d’une agriculture intensive. L’élevage, tout particulièrement, réclame des oléo-protéagineux en masse et c’est bien cette réalité qui pousse la société américaine Cargill, une entreprise spécialisée dans la production des tourteaux de tournesols qui justement servent à alimenter les animaux en batterie, à s’intéresser au site de la base sous-marine de Saint-Nazaire : vaste, le site est d’autant plus intéressant que la ville est classée à partir de 1959 en « zone spéciale de reconversion », dispositif prévoyant un certain nombre d’exemptions de taxes et l’octroi de primes. C’est ainsi qu’en 1964 le géant du Minnesota s’implante sur les bords de la Loire, concrétisant d’une certaine manière les rêves formulés par Louis Brichaux et le tissus économique nazarien dans les années 1910.

La transformation du tournesol, un des métiers de Cargill. Carte postale. Collection particulière.

En 2014, l’entreprise célèbre ses 50 ans de présence au sein des alvéoles 1 à 5 de la base sous-marine de Saint-Nazaire. C’est là un bel exemple de reconversion d’un bâtiment pour le moins encombrant sur le plan urbanistique, mais néanmoins non dénué d’atouts : situé à proximité d’un gigantesque port et bien desservi par la route et le rail, le site incarne l’idée même d’intermodalité. Cargill y côtoie d’ailleurs jusqu’en  1991 un importateur de phosphates qui, pour sa part, occupe les alvéoles 9 à 13. Il n’en demeure pas moins que cette transition réussie d’un garage à sous-marins nazis à une pépite économique témoigne d’un rapport particulier à l’agro-buisness : accusée d’être l’un des principaux acteurs de la déforestation, Cargill incarne cet élevage intensif qui du point de vue environnemental ne paraît aujourd’hui plus soutenable. Mais, là encore, l’exemple de Saint-Nazaire est particulièrement évocateur. En effet, si le syndicaliste paysan et breton Bernard Lambert dénonce, quelques semaines avant sa mort prématurée,  avec virulence la Cargill, et son directeur d’alors, Whitney MacMillan, c’est moins au nom de l’écologie politique que de la lutte contre les géants de l’industrie dans l’agriculture3. Un argumentaire qui rappelle combien la question environnementale peine à s’ancrer dans les mentalités.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

 

 

 

1 Pour de plus amples développements sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919), Bruz, Editions CODEX, 2018.

2 BLAIN, Jean-Baptiste, « La délicate des U-Boot-Bunker à Bordeaux et Saint-Nazaire, de la Libération aux années 2000 », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, n°122-4, 2015, p. 121-143.

3 LAMBERT, Bernard, BOURQUELOT, Françoise et MATHIEU, Nicole, « Paroles de Bernard Lambert : un paysan révolutionnaire », Strates. Matériaux pour la recherche en sciences sociales, n°4, 1989, en ligne.