Bernard Lambert, le José Bové breton des années 1970

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le syndicalisme agricole – principalement la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) – est en situation de cogestion avec l’Etat des politiques publiques en ce domaine. Issue de la Confédération générale agricole (CGA) – syndicat à but unitaire fondé par le « paysan ministre » François Tanguy Prigent dès 1944 pour remplacer la vichyste Corporation paysanne –, la FNSEA prend rapidement l’ascendant avec pour projet l’instauration d’une agriculture « moderne » productiviste, ce dans avec l’intention de partir à la conquête des marchés internationaux. Pour autant, si la FNSEA est – toujours aujourd’hui – largement majoritaire dans le monde agricole, elle est loin de faire l’unanimité. Des voix s’élèvent pour contester cette hégémonie et promouvoir un autre modèle agricole, plus proche de la « paysannerie ». Parmi celles-ci, la voix de Bernard Lambert est certainement celle qui a porté le plus haut, lui le paysan de Loire-Atlantique, fondateur du mouvement des Paysans-travailleurs dans les années 1970.

Bernard Lambert à Nantes, en 1969, face au commissaire européen chargé de l'agriculture, Sicco Manholt. Centre d’histoire du travail, Nantes : FDSEA 353.

Bernard Lambert naît le 11 septembre 1931 à Teillé, en Loire alors inférieure. Son père est métayer, et à ce titre doit reverser la moitié de sa récolte au propriétaire des terres. Dès l’obtention de son certificat d’études primaires, il vient travailler sur l’exploitation familiale. Son adolescence est marquée par la tuberculose qui le cloue au lit de longs mois, temps qu’il met à profit par des lectures nombreuses. La soif de se cultiver l’amène à l’âge de 17 ans à militer au sein de la Jeunesse agricole catholique (JAC), devenue après la Libération une sorte d’incubateur pour futurs leaders du monde agricole. Rapidement responsable départemental, Bernard Lambert devient dirigeant national du mouvement en 1954. Entre temps, en 1951, il reprend la ferme familiale avec son frère. En 1956, à son retour d’Algérie où il sert quelques mois en tant que réserviste1, il participe à la reprise en main du Cercle national des jeunes agriculteurs (CNJA) – la section jeune de la Confédération générale agricole (CGA) – par la JAC. Il est alors président du CNJA de Loire-Atlantique et secrétaire général adjoint au niveau national. En 1958, il ajoute la politique à sa jeune carrière de syndicaliste. En 1958, dans la première assemblée de la Ve République, il est élu député MRP – démocrate-chrétien – de Châteaubriant à la faveur d’une triangulaire fatale au député-ministre sortant, le radical André Morice. A l’Assemblée nationale, Bernard Lambert fait entendre une voix dissonante au sein de son parti, en réclamant l’indépendance de l’Algérie. C’est d’ailleurs certainement là qu’il faut voir le début de son glissement de la démocratie-chrétienne vers la gauche autogestionnaire.

Battu par une coalition de droite aux élections législatives de 1962, Bernard Lambert reprend ses casquettes d’agriculteur à la tête de président de la SICA SAVA de Challans, une coopérative d'aviculteurs basée en Vendée ; et de syndicaliste au sein de la FNSEA dont il devient le secrétaire général en 1965, ainsi qu’à la Fédération régionale des syndicats d’exploitants agricoles de l’Ouest (FRSEAO). Toutefois, au sein de ces organismes, Bernard Lambert  développe des idées minoritaires de plus en plus affirmées à gauche, prônant notamment le rapprochement des paysans et des ouvriers. A partir de 1966, il milite au sein du PSU, parti de la Deuxième gauche qui prône l’autogestion. Sa conception de l’agriculture « moderne » est formalisée dans un livre publié en 1970, ouvrage dont le titre montre bien le glissement à gauche de cet ancien Jaciste : Les paysans dans la lutte des classes. Préfacé par Michel Rocard, le volume de Bernard Lambert démontre que les agriculteurs sont devenus des salariés des coopératives et de l’industrie agroalimentaire, qui en amont leur fournissent les matières premières nécessaires à leurs productions, puis en aval récupèrent ces productions afin de les transformer, privant du même coup l’agriculteur d’une valorisation rémunératrice. Exclu pour « gauchisme » de ses fonctions au sein des syndicats agricoles,  il participe à l’expansion du mouvement des Paysans-Travailleurs.

Bien que porteur d’une voix syndicale marginale à l’échelle nationale, Bernard Lambert sait faire parler de lui et des idées portées par les Paysans-Travailleurs. Il est ainsi à l’origine de l’appel pour le rassemblement sur le Larzac en 1973. La même année, il participe à l’organisation de « la marche des 100 000 » pour soutenir les ouvriers en grève de l’usine d’horlogerie Lip située dans le Doubs. Quelques années plus tard, en 1980, il fait éclater le scandale de l’emploi d’hormones dans l’élevage des veaux en batterie. Son implication dans les milieux autogestionnaires se voit dans le soutien de premier plan qu’il apporte au projet de création d’un lycée expérimental à Saint-Nazaire. Le 4 juin 1981, les Paysans-Travailleurs de Bernard Lambert se rapprochent d’autres formations syndicales dissidentes de la FNSEA pour former la Confédération nationale des syndicats de travailleurs paysans (CNSTP). En 1983, ce nouveau syndicat présente ses listes lors des élections aux chambres d’agriculture. Bernard Lambert expose son programme à la  télévision régionale :

« La conquête interne des chambres d'agriculture est une chose, ce n'est pas négligeable, assurément, on y insufflerait une autre orientation. Mais, l'essentiel, je prends le développement du productivisme à outrance, qui est antiéconomique très souvent. L'essentiel comme les chambres d'agriculture y jouent un grand rôle, c'est de remettre ça en cause. »2

Dans tous les départements, le CNSTP demeure largement minoritaire. Le meilleur score est obtenu en Loire-Atlantique, le département de Bernard Lambert, avec 7%.

Lors d’une manifestation, le 20 juin 1961, à Saint-Nazaire. Centre d’histoire du travail, Nantes : FDSEA-Confédération paysanne 44.

Le 25 juin 1984, âgé de seulement 52 ans, Bernard Lambert trouve la mort au volant de sa voiture à Bécon-les-Granits dans le Maine-et-Loire. Bien  que marginal au sein du mouvement agricole, son décès a un retentissement national. Les grands quotidiens français lui consacrent de longues nécrologies : Le Monde titre « La gauche paysanne est orpheline », quand Libération fait un de ses habituels jeu de mots : « Bernard Lambert : retour à la terre ». Après sa mort, les Paysans-Travailleurs de Bernard Lambert continuent leurs combats pour un autre modèle agricole. En 1987, le CNSPT participe à la fondation de la Confédération paysanne, dont José Bové devient au tournant du millénaire la nouvelle figure de proue. Localement, en Loire-Atlantique, l’héritage de Bernard Lambert peut se lire dans le combat contre l’aéroport Notre-Dame-des-Landes. Une grande partie des agriculteurs en lutte contre ce projet ont en effet forgé leurs  armes au sein des Paysans-Travailleurs.

Thomas PERRONO

 

 

1 Entre 1952 et 1954, Bernard Lambert a déjà effectué ses 18 mois de service militaire en Algérie.

2 INA – L’Ouest en mémoire. « Bernard Lambert, porte-parole du syndicat des Travailleurs Paysans », FR3, Rennes soir, 19/01/1983, en ligne.