Quand Robinson Crusoë était gardien de phare à Saint-Nazaire

Niché au cœur de l’estuaire de la Loire, le phare d’Aiguillon n’est probablement pas aussi spectaculaire que celui d’Ar-Men. Son importance est néanmoins réelle puisque cet édifice contribue à sécuriser le transport à destination et en provenance des ports de Saint-Nazaire et Nantes. Pourtant, s’il est un gardien pour qui scruter avec attention la mer n’est pas qu’un geste anodin, mille fois répété, c’est celui qui justement est affecté au phare d’Aiguillon et répond au nom de Narcisse Pelletier.

Carte postale. Collection particulière.

A première vue, rien ne semble distinguer cet individu de ses contemporains. Pourtant, lorsqu’on le regarde de plus près, on peut voir que Narcisse Pelletier arbore d’impressionnants tatouages mélanésiens. Or, en cette fin de XIXe siècle, ce type de dessin effectué sur la peau reste très marginal – les mentions sur les registres matriculaires du recrutement en témoignent d’ailleurs parfaitement –, plus encore lorsqu’il s’agit de motifs tribaux. Mieux, le nez de Narcisse Pelletier arbore les séquelles de ce que l’on nommerait aujourd’hui un piercing mais qui n’est rien d’autre qu’un ztigau, impressionnant cylindre traversant la cloison nasale. De même, ses oreilles sont très largement percées, ce qui là encore n’est pas commun.

Pourtant, à l’origine, rien ne parait prédisposer ce fils de cordonnier-bottier né en 1844 à Saint-Gilles-Croix-de-Vie, en Vendée, à une apparence aussi excentrique, pour ne pas dire exotique. Grandissant dans un milieu modeste, il s’engage comme mousse à douze ans et embarque en juillet 1857 sur le Saint-Paul, un trois-mâts de 620 tonneaux confié par ses armateurs havrais au capitaine Pinard. Malheureusement, le voyage au long-cours ne tarde pas à tourner au drame lorsque ce navire, quittant la Chine pour rallier l’Australie, s’abîme sur des récifs dans l’archipel des Louisiades, au sud-est de la Nouvelle-Guinée. Si Narcisse Pelletier compte parmi les rescapés, le navire est lui définitivement perdu. Pire, au cours d’une expédition destinée à trouver de l’eau, le mousse perd le contact avec les autres naufragés et se retrouve, tel Robinson, seul.

Pour autant, la vie d’ermite de Narcisse Pelletier ne dure pas longtemps puisque le jeune garçon ne tarde pas, comme dans un film digne d’Hollywood, à être recueilli par une tribu mélanésienne qui non seulement le sauve d’une mort certaine mais l’adopte. Au final, le marin français vit pendant 17 ans au milieu de ces Mélanésiens, se fiançant même à une jeune fille et adoptant les codes esthétiques de cette société : tatouages, oreilles percées et ztygau. Il en vient même à perdre sa langue maternelle jusqu’au jour où un navire anglais, le John Bell, mouille dans les parages. S’apercevant de la présence d’un blanc au sein de cette tribu mélanésienne, les marins de ce bâtiment capturent Narcisse Pelletier qui, après un passage par Sydney, est ramené en France où on lui octroie un emploi de gardien de phare, à Saint-Nazaire. Curieuse ironie pour ce naufragé qui dût avec tant d’intensité scruter la mer à la recherche d’un navire venu le secourir avant qu’il ne soit recueilli par cette tribu mélanésienne.

Folkore mélanésien. Carte postale. Collection particulière.

Bien entendu, l’histoire de cet infortuné marin ne tarde pas à être médiatisée. Il est vrai que le mythe du bon sauvage ne cesse d’interroger – on se rappelle par exemple de Victor, « l’enfant sauvage de l’Aveyron » – surtout en cette France qui pour laver l’humiliation de 1870 se jette dans l’aventure coloniale et sa mission « civilisatrice ». Pour autant, on se doit de souligner l’ambivalence des réactions à l’égard de Narcisse Pelletier. Car s’il est régulièrement présenté comme un « sauvage », il est aussi l’objet d’une certaine fierté dont les ressorts ont tout du chauvinisme de clocher. C’est ainsi par exemple que le Docteur Marcel Baudoin met un point d’honneur à rappeler en 1911 dans les Bulletins et mémoires de la Société d’anthropologie de Paris que Narcisse Pelletier, qui décède en 1894 à Saint-Nazaire, n’était pas Breton mais bien Vendéen1. Comme s’il était tout simplement inconcevable qu’il soit, aussi, au moins un tout petit peu, mélanésien.

Erwan LE GALL

 

1 BAUDOIN, Marcel, « L’homme sauvage de Vendée », Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, 1911, volume 2, n°1, p. 156-158.