Une marée noire pour rien ? Le Torrey Canyon et la conscience environnementale

Dramatique, la scène n’étonne toutefois plus totalement tant elle semble s’inscrire dans une certaine banalité, ou plutôt dans un horizon d’attente que l’on sait éminemment risqué mais que nos sociétés ne se résignent pour autant pas à ne plus accepter. Parti du Koweit avec à son bord 120 000 tonnes de brut, un pétrolier ultra moderne de 300 mètres de long s’échoue dans le petit matin du 18 mars 1967 sur le récif des Seven Stores, dans les parages des îles Scilly. Les nappes de pétrole atteignent les côtes bretonnes le 10 avril 1967.

Le Torrey Canyon sombrant. Photographie de presse.

S’il s’agit d’une première sur la péninsule armoricaine, ce phénomène des marées noires n’est pas totalement inédit. Dix ans plus tôt, le Tampico Maru s’échoue le 29 mars 1957 dans une crique de Basse-Californie et y déverse 57 000 tonnes de pétrole. En 1966, c’est au large de Bizerte, en pleine Méditerranée qu’un pétrolier belge se déleste de 35 000 tonnes d’or noir après avoir heurté un récif… A chaque fois, les ravages écologiques sont d’autant plus importants que le remède apparaît par bien des égards plus nocif que le mal : pour disperser les nappes de brut, on utilise des dissolvants chimiques extrêmement puissants… qui tuent sur leur passage tout ce qui avait pu survivre au fioul.

Les conditions du naufrage du Torrey Canyon font immédiatement polémique. Avant de s’échouer, le tanker croise en effet un certain nombre de bateaux qui, partis d’Audierne et Douarnenez, pêchent régulièrement dans la zone et la savent donc particulièrement dangereuse pour un tel bâtiment. N’écoutant pas les conseils des pêcheurs bretons, le capitaine italien du Torrey Canyon continue sa route vers l’Est, et se jette ainsi sur le rocher Pollard des Seven Stores. Mais, si l’erreur humaine est relativement vite établie, la responsabilité juridique l’est nettement moins. Car ce que révèle le Torrey Canyon, c’est aussi l’opacité de ce transport pétrolier maritime qui entre pavillons de complaisance et compagnies pétrolières au sommet de leur puissance se jouent du droit maritime international.

D’une certaine manière, il n’est d’ailleurs pas interdit de penser que cette marée noire signe l’entrée définitive de la Bretagne dans l’ère de la modernité économique si on accepte que celle-ci repose sur deux dimensions essentielles : l’internationalisation des échanges et la dépendance aux hydrocarbures. Car d’une certaine manière, c’est bien cela qui, fondamentalement, est à l’origine de cette marée noire. C’est d’ailleurs sans doute ce qui distingue cette catastrophe écologique de celle engendrée par le naufrage de l’Amoco Cadiz. En 1967, l’émotion est réelle mais est plus centrée sur les seules zones littorales alors qu’en 1978 c’est toute la France qui découvre, effarée, au journal télévisé de Roger Gicquel, ces images de pétrole dégueulant sur les rochers. De manière générale, la sensibilisation à la question environnementale, si elle progresse depuis la fin des années 1950, n’est pas la même en 1978 qu’en 1967. Le journal de l’ORTF en est un parfait exemple. Quand la petite lucarne diffuse les images montrant les côtes de la Cornouaille britannique souillées par la marée noire, le présentateur déclame sur un ton monocorde : « Déjà plusieurs nappes [de pétrole] ont envahi des plages et des ports de Cornouaille, détruisant la végétation, la faune sous-marine, tuant des milliers d’oiseaux ». A en croire ce journaliste, « le danger de pollution est grand », phrase qui dit  toute l’incompréhension de la catastrophe alors que le bilan environnemental est si lourd1.

Oiseau mazouté sur les côtes bretonnes à la suite de la marée noire du Torrey Canyon (1967). Collection particulière.

Alors certes, il y a Serge Gainsbourg qui dès 1967 chante cette catastrophe pour mieux la dénoncer (120 000 tonnes espèce de brute / 120 000 tonnes dans le Torrey Canyon). Mais sans doute que la plume du génial compositeur est trop subtile, et peut-être même trop virtuose tant elle enchaîne les jeux de mots. Les paroles ont beau constituer une description aussi fine qu’accusatrice de la chaîne du transport pétrolier maritime, c’est bien la légèreté qui prédomine dans ce titre qui est loin de compter parmi les classiques de l’homme à la tête de chou. Et que dire de la musique ? Swinguante, entraînante, elle rappelle plus la béatitude juvénile des yéyés que l’horreur écologique en train de dévaster les plages du littoral breton.

Erwan LE GALL

 

1 INA : CAF94013270.