La « colère rouge » de Roger Gicquel face à la marée noire de l’Amoco Cadiz

Son costume gris et sa cravate grise détonnent devant le logo psychédélique de la chaîne TF1 : entre 1975 et 1980, Roger Gicquel incarne à sa manière le JT de la première chaîne. Son éditorial d’ouverture de journal est passé à postérité quand, un certain soir du 18 février 1976, il déclare « La France a peur ! » à la suite du meurtre du petit Philippe Bertrand par Patrick Henry1. Deux ans plus tard, le 17 mars 1978, le journaliste affiche la même mine grave à l’antenne. La veille, le supertanker Amoco Cadiz s’est fracassé sur les récifs de Men Goulven, en face du port de pêche finistérien de Portsall. Ce soir-là, son éditorial est un modèle du genre :

« Bonsoir. Ah ! Vraiment nous sommes trop gâtés et ça commence à suffire. Nous n'avons pas de pétrole, mais nous avons des pétroliers au large et qui s'échouent sur nos côtes bretonnes, pour abîmer ce que nous avons de plus beau et ruiner la saison des pêcheurs. Nous ne sommes pas loin du record du monde de la pollution depuis ce matin, de la pollution marine en tout cas. »2

Pourtant, loin de s’adonner à un simple exercice de phrases chocs, Roger Gicquel soulève, en à peine plus de deux minutes, un grand nombre de questions : dérives du transport maritime, émergence de la question écologique  et remise en cause du pétrole, sans oublier son propre rapport à la Bretagne.

Carte postale. Collection particulière.

Le  naufrage de l’Amoco Cadiz est le « quatrième à endommager la Bretagne en onze ans. Avant lui, il y a eu le Torrey Canyon [1967], l'Olympic Bravery [1976], le Boehlen [1976] ». Pour Roger Gicquel, la faute repose entièrement sur « les armateurs [qui] se refusent à effectuer le détour qui s'imposerait ». En réalité, « si les pétroliers pass[ent] si près des côtes, dans un passage réputé difficile depuis toujours, c'[est] pour des questions de rentabilité ». Et ça, pour le journaliste : « c'est insupportable, ça dépasse l'entendement ». En résumé : ça passe ou ça  casse. Et  quand le pire survient, les conséquences sont lourdes et les moyens pour lutter sont dérisoires :

« C'est l'État-major de crise contre la pollution. Les gens de la côte sont au désespoir : ils veulent qu'on mette le feu au pétrolier, mais ça ne détruirait que 20 à 30% du pétrole contenu dans ses flancs. On a mis en place des barrages flottants. On envisage tous les moyens de lutte contre la marée noire mais les récifs empêchent les bateaux d'intervenir comme on le voudrait. Le bateau est coupé en deux depuis ce matin. Il va falloir pomper sans doute. »

Roger Gicquel  pointe également une autre dérive du transport maritime : les pavillons de complaisance. En effet, l’Amoco Cadiz est  un « pétrolier libérien dont l'armateur est américain et l'équipage italien ». Avant lui, le Torrey Canyon  battait pavillon libérien. Rien d’étonnant puisqu’à partir de 1948, cet Etat africain a permis aux  compagnies américaines d’enregistrer leurs navires  à moindre coût et avec moins  de contraintes réglementaires. Dans les années 1970, le Libéria devient ainsi le premier pavillon de complaisance  mondial.

« La marée noire qui s'écoule lentement […] mais sûrement de deux des cuves du pétrolier » frappe le Finistère nord dès le lendemain du naufrage : « 15 kilomètres de côte seraient déjà pollués. Les fonds marins, les parcs à huîtres sans parler de sites touristiques sont touchés, ou gravement menacés ». Derrière Roger Gicquel défilent les images aériennes d’une côte souillée par le pétrole. La mer n’apparaît plus que comme une nappe épaisse de couleur noire. Puis à l’évocation des naufrages antérieurs, ce sont les images d’oiseaux mazoutés morts qui reviennent. Dans une décennie qui connaît ses premiers chocs pétroliers, ces catastrophes environnementales viennent encore un peu plus ternir l’image de cette matière première qui a pourtant assuré la reconstruction et la prospérité économique de la Bretagne, de la France, de l’Europe depuis la  fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est sur ce terreau qu’émerge une sensibilité écologique voire écologiste, dont Roger Gicquel se fait ici le porte-voix.

Carte postale. Collection particulière.

Le journaliste, né en 1933 dans l’Oise d’un père breton, se montre particulièrement ému face à cette nouvelle catastrophe qui frappe sa région de cœur :

« Le capitaine italien pleurait. Les Bretons aussi pleuraient, encore plus que lui. »

Celui qui tiendra une chronique, au début des années 2000, dans Le Peuple breton,  le journal régionaliste de l’Union démocratique bretonne, se faisait déjà militant à la fin des années 1970 : « la Bretagne en a assez d'être la côte de ces naufrages de ces gros bâtiments, le dépotoir de pétrole brut ». Pourtant, deux décennies plus tard, le  12 décembre 1999, c’est autour d’un navire sous pavillon de complaisance maltais, l’Erika, de venir déverser son fioul lourd au large de la Bretagne sud, souillant plus de 400 kilomètres de côtes françaises.

Thomas PERRONO

 

 

1 INA. Actualités 20h, TF1, 18 février 1976, en ligne.

2 INA. Actualités 20h, TF1, 17 mars 1978, en ligne.