Des passeports vers la science ouverte ?

Les Archives municipales de Saint-Brieuc, dans les Côtes d’Armor, viennent de lancer un programme d’indexation collaborative relative aux passeports intérieurs. Peu connus, ces papiers d’identité sont instaurés au début du XIXe siècle et sont nécessaires pour sortir d’un canton. S’ils tombent en désuétude sous le Second Empire et l’avènement du chemin de fer, ils n’ont pas été officiellement supprimés et constituent une source passionnante. L’opération lancée par les Archives municipales de Saint-Brieuc aura d’ailleurs certainement le mérite de placer un coup de projecteur sur cette archive. Pourtant, quoi que parfaitement dans l’air du temps, cette initiative appelle quelques commentaires.

Une interface moderne et efficace mais imparfaitement traduite et renvoyant à un document dont l'indexation peut être délicate.

Malgré une interface à dominante anglophone et imparfaitement traduite en Français, la prise en main de l’outil semble relativement aisée et ne pas poser véritablement problème. C’est sans doute là la partie la plus simple de ce programme car l’indexation en elle-même semble autrement plus ardue que celle requise, par exemple, par le défi 1 jour 1 poilu. Non seulement la source est beaucoup plus difficile à déchiffrer que les fiches de morts pour la France du site Mémoire des hommes mais les instructions sont nettement plus complexes : « Écrire le nom de famille (avec la capitale initiale) suivi d'une virgule puis le prénom, (avec sa capitale initiale) », respecter les accents...

Certes, il est bien spécifié qu’il est possible d’indiquer par un point d’interrogation la moindre incertitude quant aux champs remplis. Pour autant, quand on connaît le nombre d’erreurs et de fiches partiellement indexées sur Mémoire des hommes, on est en droit de se demander qui ici s’occupera de la vérification des données collectées, quand bien même les Archives municipales de Saint-Brieuc auraient prévu ce cas de figure. Or la fiabilité des informations est une question essentielle si l’on souhaite envisager une exploitation scientifique.

Mais, à l’évidence, ce programme a été conçu à l’intention exclusive des généalogistes puisque, nous dit-on, ces passeports intérieurs « apportent de précieux renseignements aux généalogistes concernant leurs ancêtres, notamment leur description physique, ancêtre de notre photo d'identité ». L’idée principale des Archives municipales Saint-Brieuc est d’ailleurs celle-ci : savoir à quoi ressemblaient nos ancêtres. Certes, on nous explique succinctement que ces passeports permettent d’obtenir des « informations sur les migrations et mouvements de populations ». Mais on aurait apprécié que cet objectif soit plus mis en avant tant l’enjeu historiographique de cette opération d’indexation nous paraît important : mesurer clairement la mobilité dans un département tel que les Côtes-du-Nord au XIXe siècle et dresser une prosopographie fine de ces voyageurs bretons.

Le contre-exemple néo-zélandais en terme de diffusion des données collectées.

Bien entendu, il ne s’agit pas pour nous de demander à ce que l’on déshabille Paul – en l’occurrence les généalogistes – au profit de Jacques – les historiens. Tous deux portent des regards différents mais complémentaires sur ces mêmes archives et aucune des deux démarches ne doit être négligée. Pour autant, on ne peut s’empêcher de remarquer que cette opération d’indexation collaborative est déployée sur la plateforme zooniverse, bien connue des astronomes amateurs et plaidant pour une « science citoyenne », ce qui suppose des données ouvertes, en d’autres termes accessibles à tous. Or, manifestement, rien n’a été prévu ici pour mettre à disposition du public les données indexées. Drôle de conception de la citoyenneté qui, pour le coup, risque de déshabiller et Paul et Jacques. Le contraste n’en est par ailleurs que plus frappant avec le programme, développé sur cette même plateforme zooniverse, d’indexation collaborative de registres individuels de soldats néo-zélandais de la Grande Guerre – les fameux ANZACs. Il est en effet explicitement indiqué que les données collectées seront non seulement mises à disposition du public mais qu’elles le seront à intervalles réguliers, au fur et à mesure de l’opération d’indexation.

Erwan LE GALL