Le rapport Veyssière sur la numérisation du patrimoine écrit de 14-18

Que l’on soit historien.ne ou généalogiste – voire les deux, l’un n’étant après tout pas exclusif de l’autre – nul n’aura manqué de remarquer l’importance prise depuis quelques années par le numérique. En Envor en rend d’ailleurs régulièrement compte, tout en participant de ce mouvement, et c’est avec un intérêt tout particulier que nous avons lu « l’Etat des lieux et perspectives » que propose Laurent Veyssière à propos de « la numérisation du patrimoine écrit de la Grande Guerre »1.

Carte postale. Collection particulière.

Daté de novembre 2016 mais rendu public au début du mois de janvier 2017, ce rapport est intéressant à plus d’un titre. Conservateur général du patrimoine, Laurent Veyssière y dresse d’abord le constat d’une offre aussi pléthorique qu’anarchique par manque de coordination des initiatives. Lucide, il constate que « malgré une offre très riche, il n’existe pas de recensement fiable des fonds et collections numérisés au niveau national pas plus qu’un site présentant l’offre numérique liée à la Première Guerre mondiale de manière méthodique et pédagogique » (p. 19-20). Or une telle situation est extrêmement préjudiciable puisqu’au final l’internaute ne sait ni ce qui est disponible en ligne ni, a fortiori, ou chercher. On se doute dès lors que le taux de consultation du méga de donnée numérisé ne doit pas être très important…

Pour remédier à cet état de fait, Laurent Veyssière emprunte deux chemins qui, sans pour être totalement inédits, méritent d’être attentivement examinés. Le premier est le futur portail francearchives.fr qui « aura vocation à agréger l’ensemble des contenus archivistiques nationaux, quelles que soient leurs institutions de conservation » (Archives nationales, départementales, municipales, Service historique de la Défense…) (p. 14). En d’autres termes, il s’agit d’un « guichet unique numérique » permettant d’accéder à la ressource désirée quelle que soit la période, puisqu’on se doute que la séquence 14-18 n’est pas la seule concernée par ce projet.

L’autre piste explorée par Laurent Veyssière est celle du Grand Mémorial, initiative érigée au rang de « projet phare du Centenaire » et découlant directement d’une commande formulée le 11 novembre 2014 par le Président de la République François Hollande (p. 47). Ce projet nous parait bien révélateur de « l’état des lieux » de « la numérisation du patrimoine écrit de la Grande Guerre ». Face à un corpus archivistique gigantesque, à la mesure du conflit lui-même, et réclamant des moyens financiers d’autant plus importants que les contextes budgétaires sont contraints, le Grand Mémorial souffre d’un profond manque d’architecture : non seulement tous les départements ne sont pas rendus au même point mais l’adoption de procédés techniques différents suivant les collectivités territoriales laisse planer quelques doutes quant à l’interopérabilité des données (p. 46). Autrement dit, le Grand Mémorial est une coquille vide et rien ne garantit qu’elle puisse être remplie.

Carte postale. Collection particulière.

Incontestablement, le rapport de Laurent Veyssière est des plus intéressants en ce qu’il dresse un constat lucide de la situation. Les propositions formulées sont solides et visent à rajouter de la cohérence à un processus qui en manque singulièrement2. Mais surtout, ce rapport témoigne de la double impasse dans laquelle nous nous trouvons actuellement. Que l’indexation collaborative des morts pour la France soit animée par une initiative privée, le défi 1 jour 1 poilu initié par Jean-Michel Gilot, est particulièrement significatif. Ce qui semble importer est le nombre de téraoctets mis en ligne, sans que l’on se préoccupe de savoir si, au final, ces archives rencontrent ou non leur public. Tout se passe comme si on feignait de ne pas comprendre que pour que le net soit efficace, il faut des gens derrière l’ordinateur pour le faire vivre. Ce qui renvoie implicitement aux contextes budgétaires contraints que nous évoquions plus haut mais interroge sérieusement quant à l’efficacité des politiques mises en œuvre.

Ce constat est d’autant plus frappant que ces opérations de numérisation ne sont uniquement pensées que par le prisme généalogique. Ainsi, on ne répond à la « forte demande sociale des Français concernant l’accès en ligne des documents de la Grande Guerre » que par le prisme individuel, contribuant encore plus à ériger la Première Guerre mondiale en une « histoire à soi » définie par Nicolas Offenstadt comme « reliant l’individu à la fois à sa destinée familiale mais aussi à des engagements présents »3. L’URL du Grand Mémorialestà cet égard particulièrement significative puisqu’elle se compose comme suit : http://www.culture.fr/Genealogie/Grand-Memorial . Jamais il n’est question d’histoire, comme si cette discipline était reléguée à un arrière-plan invisible, comme si la recherche n’était pas en mesure, elle-aussi, de répondre à la demande sociale. Il est vrai que la communauté scientifique ne montre pas un grand intérêt pour ces archives et qu’il a fallu attendre la fin de l’année 2016 pour que soit soutenue à Caen une thèse reprenant les travaux pionnier de Jules Maurin sur les registres matricules. Il n’en demeure pas moins qu’il est difficile de ne pas voir dans ce que décrit le rapport de Laurent Veyssière un résumé efficace de la considération actuellement portée à la production de la connaissance.

Erwan LE GALL

 

 

1 VEYSSIERE, Laurent, La numérisation du patrimoine écrit de la Grande Guerre. Etat des lieux et perspectives, Mission centenaire 14-18, en ligne.

2 On nous permettra toutefois de préciser qu’il nous semble étonnant de ne pas voir figurer parmi les « propositions pour enrichir et mettre en valeur les ressources numériques de la Grande Guerre » la préconisation d’une mise en ligne des dossiers d’officiers de l’armée française. Il y a là nous semble-t-il un fond cohérent dont la mise en ligne profiterait tant aux généalogistes qu’aux prosopographes et qui permettrait sans doute de corriger quelques représentations mentales erronées à propos de ce corps.

3 OFFENSTADT, Nicolas, 14-18 Aujourd’hui, La Grande Guerre dans la France contemporaine, Paris, Odile Jacob, 2010.