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Barthas au 248e RI : une histoire bretonne

On a vu dans un précédent billet qu’à en croire ses carnets, la période que Louis Barthas effectue au 248e régiment d’infanterie de Guingamp n’est pas des plus heureuses. On y sent non seulement la lassitude de la guerre mais également, et peut-être même surtout, un déracinement profond. Bien que celui-ci soit difficile à établir sur le plan statistique, il est cependant indéniable que le tonnelier de Peyriac-Minervois se sente très seul au sein de cette 18e compagnie du 248e régiment d’infanterie, uniquement constituée de « figures étrangères »1.

Une autre dimension, plus culturelle, peut être avancée comme étant une source de ce déracinement. En effet, le transfert d’une unité à une autre est loin de se limiter à un changement administratif d’affectation. Comme le rappelle Alexander Watson, dans un ouvrage sans doute trop méconnu en France, un régiment est aussi un prestige, une histoire, un passé magnifique et magnifié2. C’est aussi une relation étroite avec le territoire où il tient garnison.

Le Biniou à poil, journal de tranchées du 248e régiment d'infanterie de Guingamp. Bibliothèque nationale de France / Gallica

Le journal de tranchées du 248e régiment d’infanterie témoigne bien du lien que l’unité entretient avec sa subdivision de départ. Dénommé Le Biniou à poil, en référence à un instrument emblématique de la musique bretonne, cette publication est truffée de références régionales. On y trouve des articles de ou faisant mention d’Anatole Le Braz, Théodore Botrel, Pierre de Portgamp, du Bro Goz, de l’Ankou, mais aussi de Tréguier, de Locquémau, des Sept Îles, des Triagoz et bien entendu de Guingamp. Certains articles sont même écrits en Breton !

Mieux encore, le premier numéro du Biniou à poil conservé par la Bibliothèque national de France, exemplaire malheureusement non daté, contient une historiette faisant explicitement référence à Tartarin de Tarascon. Or l’on sait quelle est la réception en Provence, et dans le Midi de manière générale, de ce roman d’Alphonse Daudet... Dans ces conditions, on imagine que pour un Méridional tel que Louis Barthas, par ailleurs lui-même très attaché à sa petite patrie du Minervois, il soit très difficile de pouvoir de s’accorder avec l’inscription territoriale d’une unité telle que le 248e régiment d’infanterie.

Les archives municipales de Guingamp conservent un certain nombre de documents qui disent bien combien le 248e s’inscrit étroitement, intimement, dans les murs de cette ville. Comme partout en France, face à une guerre que personne n’avait prévue aussi longue, les populations civiles sont sollicitées pour, notamment, adresser aux troupes des vêtements chauds. C’est naturellement aux régiments locaux, les 48e et 248e RI ainsi que le 73e RT, que s’adressent les dons de la population guingampaise. A la Mairie, les gens déposent des pipes, des blagues à tabac, des étuis à cigarettes à destination des mobilisés. De même, pendant tout le conflit, le conseil municipal et le commandement du dépôt entretiennent des liens étroits, notamment pour que les premiers puissent obtenir des seconds de la main d’œuvre pour pouvoir effectuer divers travaux, qu’il s’agisse de terrassement ou des moissons3.

Affiche pour le retour du 248e RI en sa garnison. Arch. Mun. Guingamp: 4 h 31.

Le retour du drapeau du 248e régiment d’infanterie en sa garnison, en avril 1919, donne lieu à de grandioses manifestations,  organisées par la ville de Guingamp. La population est priée de pavoiser les maisons et d’offrir des fleurs aux poilus victorieux le tout « avec une émotion toute patriotique »4. Ce même mois, le conseil municipal reçoit deux mitrailleuses et deux fusils mitrailleurs pris par le 248e RI aux Allemands. Ces deux trophées sont offerts à la ville et à sa population par le colonel Marchand, commandant l’unité depuis septembre 1915, en remerciement « de la très belle réception qui a été faite à notre cher Drapeau »5.

En soit, ces manifestations ne sont pas rares. Le retour du 47e régiment d’infanterie à Saint-Malo est l’occasion d’une exacerbation du passé breton de l’unité qui est sans commune mesure avec la réalité démographique de ses effectifs . A Vitré, à l’occasion du retour du 70e RI, on célèbre les « crânes rejetons de notre vielle Armorique » et peu importe que le recrutement des unités s’opèrent depuis plusieurs années déjà l’échelle nationale, comme en atteste d’ailleurs Louis Barthas. De même, Saint-Brieuc fête son 71e régiment d’infanterie le 31 août 1919 d’une manière qui n’est pas sans évoquer l’accueil fait au drapeau du 248e RI.

Carte postale. Collection particulière.

C’est sans doute en cela, plus que dans ses effectifs, que le 248e régiment d’infanterie demeure tout au long du conflit un régiment breton. Et c’est sans doute dans cette affirmation identitaire de l’unité – affirmation qui peut paraître assez factice tant elle contraste avec la composition des rangs – que réside aussi, pour partie, le sentiment de rejet, d’isolement, de déracinement qu’éprouve Louis Barthas. Que peuvent évoquer Botrel, Le Braz, l’Ankou et les Triagoz pour un homme de Peyriac-Minervois ? Dès lors, lorsque l’on connait le caractère volontiers frondeur du tonnelier et sa détestation de la chose militaire, comment s’étonner qu’il tourne en dérision cette inscription territoriale qui n’est pas la sienne, comme lorsqu’il décrit le dépôt du 248e RI comme étant « le dépotoir des trois régiments de fantaboches dont s’enorgueillissait la ville de Guingamp »8.

Erwan LE GALL

 

1 BARTHAS, Louis, Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, Paris, La Découverte, 1997, p. 494.

2 WATSON, Alexander, Enduring the Great War, Combat, Morale and Collapse in the German and Brittish Armies, 1914-1918, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 63.

3 Arch. Mun. Guingamp : 4 h 17.

4 Arch. Mun. Guingamp : 4 h 31.

5 Arch. Mun. Guingamp : 4 h 24.

6 LE GALL, Erwan, « Saint-Malo, la Bretagne, la France : des multiples inscriptions territoriales du 47e régiment d’infanterie », in BOURLET, Michaël, LAGADEC, Yann et LE GALL, Erwan, Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013 p. 63-79.

7 GUYVARC'H, Didier et LAGADEC, Yann, Les Bretons et la Grande Guerre. Images et histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 142.

8 BARTHAS, Louis, op. cit., p. 543.