Croiser les sources
Tentant d’entreprendre la monographie du 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo pendant la Première Guerre mondiale, le critère de l’unité est bien entendu essentiel pour ma recherche. Or, paraissant sans doute de prime abord évident, celui-ci est parfois plus difficile qu’il n’y parait à établir, réalité qui nous rappelle que le croisement des sources constitue encore une fois de plus l’alpha et l’oméga du bon historien. C’est notamment ce que nous enseigne Paul Gautier.
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Carte postale. Collection particulière. |
Natif du Gouray, petit village des Côtes-du-Nord situé non loin de Colinée, cet homme ne m’est pas totalement inconnu. Au contraire, cela fait déjà quelques années que le cas de Paul Gautier fréquente les disques durs de mon ordinateur puisqu’en 2010-2011 j’ai entrepris le recensement des morts pour la France du 47e RI sur la base de données du site Mémoire des hommes, c’est-à-dire sur l’ancienne et beaucoup moins pratique version du site. C’est à cette occasion que j’ai fait sa rencontre. Mais, m’intéressant en ce moment tout particulièrement aux quelques semaines qui précèdent la grande attaque du 25 septembre 1915 en Champagne, visiblement beaucoup moins calme que ne semble le suggérer le journal des marches et opérations de l’unité, j’ai été amené à approfondir mes connaissances sur le cas de Paul Gautier, dont on sait grâce à sa fiche de mort pour la France qu’il perd la vie à l’ambulance du 10e corps située à Saint-Thomas, dans la Marne, près de Vienne-le-Château.
Pour cela, le réflexe est bien évidemment de se tourner vers sa fiche matricule, établie par le bureau de recrutement de Saint-Brieuc. Si la consultation sur le site des archives départementales des Côtes d’Armor peut parfois être fastidieuse du fait des nombreux trous qu’il faut déplorer dans ces archives (notamment au niveau des tables, ce qui est particulièrement embêtant), l’application concoctée par le Centre généalogique de ce département se révèle d’une efficacité aussi redoutable que l’engouement qu’elle doit susciter dans une convention de retrogamers, ces amateurs de jeux vidéo anciens. Autrement dit, peu importe l’impression d’être sur un minitel tout droit sorti du grenier : le programme permet d’accéder rapidement aux données que l’on cherche. Et c’est bien là l’essentiel.
En l’occurrence, on apprend que Paul Gautier est commerçant et que, atteint par une pathologie jugée incompatible avec le port des armes, il n’effectue que quelques semaines de service militaire avant d’être réformé en février 1905. Il n’est donc pas mobilisé en août 1914 mais, comme bien d’autres, est visé par la politique de récupération qui sévit quelques semaines plus tard et est classé service armé par une décision prise par le Conseil de révision d’Ille-et-Vilaine le 24 décembre 1914. Son feuillet nominatif de contrôle indique qu’il est affecté au 161e régiment d’infanterie de Saint-Mihiel le 22 février 1915 puisqu’il est transféré au 2e régiment d’infanterie de Granville le 1er juin 1915, jour de son départ au front. Or, à en croire ce document, Paul Gautier décède bien dans les circonstances rappelées précédemment mais sous l’uniforme du 2e RI, et non du 47.
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Carte postale. Collection particulière. |
Le doute s’insère alors d’autant plus violemment dans l’esprit qu’une telle affirmation n’a rien d’aberrante. Les 2e et 47e régiments d’infanterie forment en effet la 40e brigade et évoluent régulièrement de conserve, que cela soit lors des grandes manœuvres de la Belle époque ou pendant la Première Guerre mondiale. D’ailleurs, le journal des marches et opérations de l’unité nous apprend que dès la mi-août 1915, le 2e RI occupe des positions contiguës de celles du 47e RI, dans le même secteur de Saint-Thomas. Le mystère reste donc entier et, pour le résoudre, il convient d’absolument avoir recours à une troisième source.
Malheureusement, le nom de Gautier étant assez commun, une recherche dans L’Ouest-Eclair n’est pas envisageable. S’agissant d’un soldat de 2e classe, il est de même impossible de recourir à un dossier individuel tel que ceux des officiers conservés par le Service historique de la Défense. Ne reste dès lors plus qu’une seule option : contacter la Mairie du Gouray pour consulter les archives de la commune et tenter de trouver un courrier adressé par le chef du bureau de comptabilité de l’unité de Paul Gautier pour avertir le maire de son décès. Si ce document émane du 2e RI, alors cela signifie que notre homme est mort sous l’uniforme du 2e RI, et vice versa.
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Le type d'avis de décès que l'on recherche pour Paul Gautier. Arch. mun. Quessoy: 4 h 4. |
Très gentiment accueilli samedi dernier par l’équipe de la mairie du Gouray, qui ne devait pas être habituée à devoir faire face à une demande aussi farfelue que la mienne, j’ai pu rapidement me mettre au travail et consulter les seules archives disponibles : les registres de naissance et de décès de la commune. En effet, toutes les archives de la période 1914-1918 ont été déposées aux Archives départementales à Saint-Brieuc. Je consulte donc le registre de décès, puisque j’avais déjà eu accès à celui des naissances qui lui est numérisé jusqu’en 1905 et consultable en ligne sur le site des Archives départementales, et trouve, contre toute attente, ce que je cherchais.
En effet, manifestement consciente du cas particulier que pouvait constituer une mort pour la France, et de surcroît un décès survenu aussi loin du Gouray, la personne en charge de l’état-civil de la commune a pris soin de recopier intégralement l’avis reçu avertissant du décès de Paul Gautier. Or, non seulement le texte mentionne explicitement le 47e régiment d’infanterie mais il est fait de surcroît mention du lieutenant Henri Guillemette que l’on sait être l’officier des détails de l’unité et qui, à titre d’officier-payeur, s’occupe de ce type d’avis.
Le doute est désormais levé : Paul Gautier est bien mort sous l’uniforme du 47e régiment d’infanterie et son feuillet nominatif de contrôle, une source que l’on considère pourtant comme étant généralement très fiable, n’a pas été rempli jusqu’au bout par l’autorité militaire. De quoi nous inviter à toujours plus de vigilance et à sans cesse croiser les sources…
Erwan LE GALL |