A propos d’un feuillet matricule

On ne le répètera jamais assez, le croisement des sources constitue l’alpha et l’oméga d’une recherche historique un tant soit peu sérieuse. Certes, cela est particulièrement fastidieux, surtout dans le cadre d’une enquête quantitative de grande ampleur, mais là est une condition sine qua non pour quiconque veut pouvoir garantir a minima les résultats obtenus. Car aucune source n’est fiable a priori, y compris celles qui jouissent pourtant d’une excellente réputation.

Tel est par exemple le cas des fichiers matriculaires de recrutement, documents qui sont de plus en plus aisément consultables par le biais des sites internet des Archives départementales, en attendant que le Grand mémorial tourne à plein régime et non à la portion congrue comme c’est le cas actuellement. L’intérêt de ces sources n’échappera bien évidemment pas à grand monde : beaucoup plus riches que les fiches des morts pour la France, elles sont aussi considérées comme beaucoup plus fiables. Or là est un jugement de valeur dont il conviendrait sans doute de se méfier.

Les fichiers matriculaires sont tenus par les bureaux de recrutement. Carte postale, collection particulière.

Dans le cadre de mes recherches sur le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo pendant la Première guerre mondiale, j’essaie de répertorier l’ensemble des ecclésiastiques qui ont pu être affectés entre 1914 et 1919 au sein de cette unité. Comme tout ce qui touche à la question religieuse est chose sensible en Bretagne et que, de surcroît, l’unité est agitée moins de dix ans avant le début du conflit par un immense scandale, j’ai décidé de porter une attention toute particulière à ces militaires du 47e RI. Le document qui constitue le point de départ de cette enquête est le Livre d’or du clergé et des congrégations, ouvrage que l’on peut consulter aisément sur le site du Diocèse aux armées. Bien évidemment, un tel volume doit être considéré avec précaution. D’ailleurs, son titre – La preuve du sang – est à cet égard particulièrement révélateur : il s’agit bien d’un ouvrage porteur d’une revendication mémorielle, sorte de contre-attaque portée en réaction à l’infâme rumeur selon laquelle les ecclésiastiques se soustrairaient à la mobilisation générale et à l’appel de la patrie1.

Dès lors, dans la mesure où ce type de texte est porteur d’une revendication mémorielle par trop évidente, la tentation est grande de se rapporter aux registres matricules, et uniquement à ce document, pour corriger les informations récoltées. Or le cas de Marie Filho démontre combien la confiance accordée hâtivement à une source réputée fiable – n’est-ce pas celle-ci qui fonde la thèse magistrale de Jules Maurin ? – est dangereuse.

Marie, Joseph, Alfred Filho ne nous est pas totalement inconnu puisqu’il figure dans la liste des militaires du 47e RI titulaires de la mention « mort pour la France ». Né le 29 mai 1894 à Varenne-en-Argonne, dans la Meuse, son acte de naissance nous apprend qu’il est le fils d’un garde-moulin et d’une couturière2. Lorsque survient la mobilisation générale, il est étudiant à l’institut catholique de Lille. C’est à partir de ce moment-là que les difficultés commencent puisque sa fiche matriculaire3 ne nous est d’aucune aide, ou presque, tant les confusions chronologiques sont importantes.

Détail de la fiche matricule de Marie Filho. Arch. Dép. Moselle : NUM/2 R 386.1706.

En effet, Marie Filho est répertorié comme étant décédé le 15 mai 1915 à Verrières, dans la Marne, des suites d’une maladie contractée en service, en l’occurrence une pneumonie. De prime abord, l’information parait particulièrement crédible puisque l’on sait cet étudiant ajourné pour « faiblesse » en 1914, décision accordée par la commission de réforme de Lille. D’ailleurs ce sont ces informations qui sont scrupuleusement répertoriées sur la fiche de mort pour la France de Marie Filho, document mis en ligne sur le site Mémoire des hommes et indexé dans le cadre de l’opération 1 jour 1 poilu. Bien entendu, un esprit attentif aura corrigé de lui-même l’erreur commise par le rédacteur de cette fiche matricule puisque cet individu n’a pas pu être déclaré bon pour le service le 25 octobre 1915… puisqu’il est déjà censé être à cette date mort depuis cinq mois.

Or, en réalité, c’est toute la chronologie qui est extrêmement confuse sur cette fiche… à commencer par la date de décès ! En effet, en mai 1915, le 47e régiment d’infanterie se trouve dans le Pas-de-Calais4. De plus, cette date de décès parait peu compatible avec une nomination au grade de caporal le 1er novembre 1915. Et, pour une fois, il ne peut s’agir d’erreur puisque, récupéré5 en octobre 1914 – et non 1915 – Marie Filho est incorporé au 154e régiment d’infanterie le 19 décembre avant d’être versé au 47e RI, au bout de six mois de classes, le 2 juin 1915. Et c’est en définitive le 15 mars 1916, et non 1915, que décède Marie Filho à Verrières, dans la Marne. Une date qui fait sens puisque l’unité est dans ce secteur depuis la dramatique attaque du 25 septembre 1915.

Un cas comme celui-ci est bien entendu anecdotique et ne doit pas nous empêcher – bien au contraire – de plonger notre nez dans ces passionnants registres, bien au contraire ! Il s’agit là d’une source irremplaçable pour qui souhaite réellement appréhender la composition sociale de l’Armée française de 1914. Mais il convient de se rappeler que, structure tentaculaire, celle-ci est aussi une gigantesque machine bureaucratique et administrative. C’est ce que nous rappelle cette fiche, probablement rédigée par un rédacteur pas très réveillé…

Erwan LE GALL

 

1 A propos de cette rumeur qui mériterait une belle étude, MOULINET, Daniel, Prêtres soldats dans la Grande Guerre. Les clercs bourbonnais sous les drapeaux, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 81.

2 ; Arch. Dép. Meuse : 2 E 540 (23).

3 Arch. Dép. Moselle : NUM/2 R 386.1706.

4 Pour de plus amples détails sur cette période on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014.

5 La politique dite de récupération ce caractérise par le rappel de bon nombre de personnes exemptées, ajournées ou affectées dans le service auxiliaire et leur transfert dans des unités combattantes afin de combler rapidement les pertes importantes des premières semaines de campagne. Sur ce point BOULANGER, Philippe, La France devant la conscription, géographie historique d’une institution républicaine, républicaine, 1914-1922, Paris, Economica, 2001, p. 118.