James Reese Europe et le débarquement du Jazz

La mémoire est l’outil politique du temps présent et il n’est pas rare de voir l’histoire déformée afin que le récit corresponde mieux aux impératifs du moment. C’est ainsi par exemple que, pour célébrer l’amitié franco-américaine, louable intention par ailleurs, le lieutenant James Reese Europe est érigé en véritable passerelle culturelle entre l’Europe et les Etats-Unis, discours s’articulant autour de ce qui s’apparente à une véritable légende urbaine : l’officier du 369th Hellfighter aurait introduit le Jazz en France via la Bretagne. Malheureusement, la réalité des échanges culturels entre Français et Américains pendant la Première Guerre mondiale est légèrement plus complexe que ce que ne suggère ce récit.

Des archives qui malheureusement peinent à dire la musique jouée. Carte postale. Collection particulière.

Ajoutons d’ailleurs que la figure de James Reese Europe est de ce point de vue bien pratique. Décédé dans des conditions aussi tragiques qu’obscures – il est assassiné le 9 mai 1919 par l’un de ses propres musiciens, un soir de gig à Boston – il est l’objet d’une mémoire d’autant plus vive que le principal intéressé n’est, très tôt, trop tôt, plus en mesure de nuancer la réalité des faits. Aussi, rien ne s’oppose à ce que Brest puis Nantes soient érigés en hauts lieux du « débarquement du jazz » en Europe via la Bretagne. Dans le port du Ponant, il aurait ainsi surpris le public venu assister au débarquement de son unité en interprétant une Marseillaise dotée d’arrangements aussi inédits qu’exotiques, à tel point que l’hymne national aurait été à peine reconnaissable. Dans le chef-lieu de ce département qui était alors dit de Loire-Inférieure, c’est le 12 février 1918, au théâtre Graslin, qu’aurait eu lieu le premier concert de jazz sur le vieux continent, événement dûment célébré un siècle plus tard par un grand concert et, pratique incontournable, l’inauguration d’une plaque. Pourtant, on distingue aisément, encore aujourd’hui, la compétition mémorielle que se livrent les deux villes, lointain écho de la rivalité entre les deux ports pour s’attacher les faveurs de l’Oncle Sam

Profitons d’ailleurs de l’occasion pour souligner le fait que cette mémoire du « débarquement du jazz » pendant la Grande Guerre est curieusement singulière. En effet, à en croire la vulgate commémorative, seule cette musique aurait fait l’objet d’un transfert culturel entre Américains et Français. Mais alors quid du blues, du charleston ou encore du gospel, dont la pratique est attestée par les nombreux offices religieux protestant organisés pour les membres du corps expéditionnaire sous l’égide des fameux YMCA ? Dans ce dernier cas, on comprend aisément que l’Eglise catholique ait intérêt à tout mettre en œuvre pour freiner la diffusion de ce style musical, sous peine de voir son influence diminuer sur le marché de l’offre confessionnelle. Mais on s’étonnera tout de même de ce qu’à notre connaissance ces questions n’aient laissé nulle trace dans les archives. Et qu’en est-ildes transferts culturels de la France vers les Etats-Unis ? Les Doughboys n’ont-ils pas eux aussi découvert, entre 1917 et 1919, l’accordéon ou les sonneurs bretons ?

Si les archives sont si silencieuses à ce propos, c’est que la Grande Guerre ne marque nullement une rupture du point de vue de la diffusion du jazz mais au contraire la poursuite, et même l’accélération, de circulations culturelles qui prennent leur essor au XIXe siècle. L’historien L. Cuny, véritable référence en la matière, rappelle ainsi que des formations telles que les Virginia Ministrels se produisent à Paris dès… 1844 et entament à travers toute l’Europe de vastes tournées. Voici ce qui explique pourquoi le journaliste américain Ring Lardner ne s’étonne nullement d’entendre dans son hôtel londonien, à la fin de l’année 1917, un orchestre de jazz qui lui donne « un sérieux mal du pays ». Certes, ces quelques éléments1 ne disent finalement que peu de chose du swing qui est interprété par ces formations. Pour autant ils invitent indéniablement à interroger la réalité du discours mémoriel associé à James Reese Europe.

Saint-Nazaire: ville étrangement absente de ce récit mémoriel alors que quelques concerts de musique américaine sont attestés. Carte postale. Collection particulière.

D’ailleurs, les musicologues arguent de ce que sa musique n’est pas, à proprement parler, du jazz mais du ragtime orchestral ou proto jazz. Bien entendu, on pourra toujours arguer là d’une finesse de spécialistes. Pourtant, derrière ces débats se cache une réalité trop souvent tue et qui dit tout ce qu’a d’artificiel ce – beau – récit : nul ne dispose d’enregistrement phonographique de James Reese Europe, tant est si bien qu’on ne sait précisément si ce qu’il joue est véritablement du jazz. Or, quand on sait qu’il n’est pas rare de trouver dans les archives l’appellation « jass », on voit combien cette construction mémorielle résiste en réalité peu à la réalité des faits. Cette dimension en dit d’ailleurs long sur cette relation franco-américaine qui dit décidemment être beaucoup plus pauvre que ce qu’on veut bien l’affirmer pour qu’elle doive se nourrir de si fragiles récits…

Erwan LE GALL

 

 

 

1 Pour de plus amples développements on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919), Bruz, Editions CODEX, 2018, p. 155-163.