L’émigration bretonne au Havre pendant la Grande Guerre : entre victimes et success stories

La chose est connue depuis fort longtemps : la ville du Havre, en Seine-Maritime, alors Inférieure, accueille l’une des plus importantes communautés émigrées bretonnes, après la région parisienne bien entendu. Celle-ci peut d’ailleurs s’appréhender au travers du terme de diaspora dans la mesure où il s’agit d’une immigration forcée par l’aspiration à de meilleures conditions de vie1. C’est de cette communauté dont s’inquiète en janvier 1916 Henri Quilgars – un régionaliste passé par les écoles des chartes et du Louvre – dans le Moniteur des Côtes-du-Nord avec un article intitulé « Les Emigrés. La situation matérielle et morale des Bretons du Havre »2.

Carte postale. Collection particuière.

Sans doute du fait de sa solide formation scientifique – il est un membre éminent de la Société archéologique et historique de Nantes – l’auteur débute son propos en définissant les termes de son sujet, donnant par la même occasion d’intéressantes estimations chiffrées. Les Bretons du Havre seraient ainsi 8 000, dont 7 000 résideraient dans le quartier Saint-François, autour de l’église du même nom. Une large majorité d'entre eux, environ 5 000, viendrait des Côtes-du-Nord. Si Henri Quilgars n’indique pas ce qu’est être Breton en 1916 – vaste question… – il affirme toutefois que le sort des membres de cette communauté n’est pas toujours très enviable. Les Bretons du Havre vivent en effet dans le quartier Saint-François qui est « le plus populeux de la ville, le plus malsain, et aussi le plus mal famé ».

Une telle vision misérabiliste de l’émigration n’est pas neuve. Pour autant, le propos d’Henri Quilgars ne manque pas d’attirer l’attention. Il en est par exemple ainsi de la précision avec laquelle il distingue deux catégories de Bretons du Havre, celle qui « comprend les familles établies à demeure, sans espoir de retour » et celle qui est composée « principalement de jeunes filles venues se placer en qualité de domestiques de maisons bourgeoises », sous-ensemble dont on apprend par ailleurs qu’il serait essentiellement originaire du Morbihan. Pour l’auteur, les deux groupes sont bien distincts puisque le premier « gagne généralement sa vie, mais pas mieux qu’en Bretagne où il dispose des mêmes avantages, et il dépense plus parce que la vie est plus chère ». La conclusion est pour Henri Quilgars évidente : ces Bretons ont émigré « inutilement ».

Et là arrive une contradiction essentielle dans l’argumentation de l’auteur qui à la fois dénonce la « situation matérielle et morale de ces Bretons du Havre » et s’offusque que la mauvaise réputation du quartier Saint-François puisse leur être attribuée – « La mauvaise réputation dont le quartier breton est l’objet vient uniquement du séjour d’une population passagère, cosmopolite, de marins de toutes nationalités qui y descendent pendant le séjour de leurs navires dans les bassins et y mènent trop souvent la vie la plus dépravée » – mais décrit également non sans fierté leur réussite. Et Henri Quilgars d’expliquer que de nombreux Bretons ont ouvert au Havre des débits de boisson, établissements « généralement bien tenus [où] l’attitude des jeunes filles [est] correcte » et qui prospèrent « à cause de l’alcoolisme qui règne en Normandie ».

Un café, au Havre. Carte postale. Collection particuière.

Publié en pleine Première Guerre mondiale, un tel propos ne manque pas d’interpeller puisque cette période est censément gouvernée par l’union de toutes les petites patries pour la défense de la grande, attaquée par l’Allemagne. Mais là n’est sans doute pas l’essentiel. Ce qui frappe en effet, c’est l’étonnante actualité du propos d’Henri Quilgars qui bien que se basant sur une solide culture victimaire – le Breton naïf vivant dans des conditions précaires et un environnement hostile… – n’hésite pas à se targuer de certaines réussites économiques à l’instar des marchands de légumes et de primeurs dont la spécialité est la vente de denrées provenant de la péninsule armoricaine : « Tous ces produits sont très appréciés, à ce point même que les inscriptions produits de Bretagne, qui affluent au quartier breton, en ont dépassé les limites et s’étalent au centre de la ville sur les enseignes des maisons normandes qui n’ont jamais vendu aucun de ces produits ».

Erwan LE GALL

 

 

 

 

1 Sur l’emploi du terme diaspora par rapport à l’émigration bretonne, se rapporter à la magistrale mise au point de PERRONO, Thomas, « Les Bretons de Paris face au concept de diaspora », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°6, été 2015, en ligne.

2 QUILGARS, Henri, « La situation matérielle et morale des Bretons du Havre », Le Moniteur des Côtes-du-Nord, 46e année, n°1, 1er janvier 1916, p. 2.