La présence américaine en Bretagne : une source de profits… ou de désordres ?

« Le camp de Coëtquidan, voisin de nous, est aux mains des Américains qui s’y exercent à la guerre moderne et font de grandes, très grandes choses, au point de vue matériel » note, au printemps 1918, le curé-doyen de Mordelles, chef-lieu de canton des environs de Rennes. « Notre localité les voit chaque jour passer en tramway ou en automobile. Ils ont une allure superbe, et sont les bienvenus chez nous, comme partout où ils passent » précise-t-il. En cela, le récit de l’ecclésiastique correspond globalement à l’image que l’on se fait des relations entre populations civiles – de France en général, de Bretagne en particulier – et doughboys au cours des quelque 25 mois que dure leur présence en France.

Un des camps américains de Saint-Nazaire. Carte postale, collection particulière.

Dans leurs travaux respectifs, Y.-H. Nouilhat sur Nantes et Saint-Nazaire d’une part, C. Hélias sur Brest d’autre part, ont montré que la réalité était sans doute plus complexe1. Tous deux insistent notamment sur le fait que si les relations sont apparemment plutôt bonnes jusqu’au 11-Novembre, la situation se tend ensuite, comme si la défaite de l’Allemagne, tout en rendant moins indispensable la présence américaine, avait libéré les critiques longtemps contenues à l’encontre des sammies. Sans remettre totalement en cause ce « modèle » faisant de novembre 1918 une césure dans les relations franco-américaines en Bretagne, il est en revanche possible de le nuancer, notamment par une diversification des sources.

Les Américains, un marché à saisir…

Les autorités locales le comprennent très rapidement : la présence de soldats américains est, potentiellement, un moyen de dynamiser une économie bretonne de plus en plus touchée par les conséquences de la guerre sur les activités agricoles, industrielles, artisanales ou commerciales. A l’instar de ce qu’elles ont fait, pour une part, en 1914 afin d’obtenir la présence de garnisons, elles entendent faire valoir leurs atouts auprès des représentants de l’US Army ou des services de l’intendance de l’armée française à la recherche de nouvelles implantations.

Au cours du printemps 1917 par exemple, la mission Logan, du nom du major commandant la mission militaire américaine en France, visite la plupart des ports de la façade atlantique, dont Brest. Il n’est alors guère envisagé d’utiliser le port du Ponant autrement que sous la forme d’une annexe du « groupe de base Nord », associant Saint-Nazaire et Nantes, au cœur du dispositif américain. Pourtant, dès le 29 mars 1917, plus d’une semaine avant l’entrée en guerre des Etats-Unis donc, Emile Goude, député socialiste de Brest, avait déposé une proposition « ayant pour objet d’utiliser le port de Brest au mieux des intérêts de la défense nationale et de réaliser le cas échéant une entente avec la République des Etats-Unis pour en faire le port d’attache de cette puissance en Europe »2. En cela, le Finistérien, soutenu par d’autres députés du département, avait précédé d’une dizaine de jours le conseil municipal et la chambre de commerce de Saint-Nazaire – qui émettent le vœu de voir leur port devenir une base américaine le 10 avril –, rejoints par Nantes le 5 mai, mais aussi Bordeaux, Bayonne ou La Rochelle. 

Carte postale. Collection particulière.

Et les ports – bretons ou autres – ne sont pas les seules villes à saisir le potentiel économique de cette arrivée de centaines de milliers soldats. Ainsi, dès le mois de mai 1917, alors même que pas un doughboys n’a mis le pied en Europe, le conseil municipal de Dinan « émet le vœu que, si des soldats américains sont envoyés en Bretagne, pour faire leur instruction militaire, Dinan soit comprise dans les villes qui en recevront »3. La presse, comme les autorités municipales, reviendront très régulièrement sur le sujet, d’autant que la ville a perdu une partie de sa garnison de cavaliers en 1916. « Jeudi dernier est passé à Dinan un convoi d’aviation maritime composé de six superbes camions automobiles » note par exemple L’Eclaireur dinannais le 27 janvier 1918. « A ce sujet, l’on se demande pourquoi nous aussi nous n’aurions pas bientôt quelques Américains à Dinan »…

Même son de cloche du côté de Morlaix, devenue ville de garnison à la fin de l’été 1914 du fait de l’arrivée ici du dépôt des 72e et 272e RI replié d’Amiens, un dépôt qui quitte cependant la sous-préfecture du Finistère en 1917 justement. « On assure que les Américains, dont une partie débarquait à St-Nazaire l'autre jour arriveront bientôt à Brest » signale La Résistance, le journal catholique morlaisien le 14 juillet 1917. « Déjà, dans cette ville, trois maisons à l'usage de clubs des officiers ont été loués par les soins du consul américain. Fort bien, mais Brest n'aura-t-il pas un excédent ? Et ne pourrait-il en céder à Morlaix ? » poursuit le journal. « Il est vrai que l'on affirme qu'il n'y a pas de place chez nous. Il y a eu 6 000 soldats français, garnisonnés à Morlaix, en avril 1915. Il n'en reste pas 400... Et l'on ne pourrait recevoir 3 000Américains » s’interroge le journal. La Résistance y revient en décembre 1917 :

« Il y a deux espérances pour la question des Américains, et... peut-être les deux seront-elles favorables à la ville mais peut-être aucune des deux ne se réalisera-t-elle... D'un côté le maire demande des ouvriers américains qui, logés à la Brasserie Alexandre, àla Brasserie Herr ou dans des campements, au Pouliet, fabriqueraient des pièces d'avion. D'autre part on nous assure que l’on parle avec insistance de “montage d'aéroplanes” qui seraient essayés au champ de courses et ailleurs par une usine possible,laquelle comprendrait au moins 300 ouvrières. Si ce projet – encore très aléatoire d'ailleurs – se réalisait, on conviendra que la ville de Morlaix serait assez privilégiée, commercialement parlant. »4

« Privilégiée, commercialement parlant » : tout est dit… De nombreux témoignages américains le laissent entendre d’ailleurs, sans grande surprise, et à toutes les échelles. A Coëtquidan pour quelques semaines d’instruction, le corporal Slater Washburn, du 101st field artillery regiment, dit comment avec quatre ou cinq de ses camarades, ils établissent une « popote » dans un café de Saint-Malo-de-Beignon, commandant régulièrement d’« énormes omelettes de 36 ou 54 œufs », avant de demander à « the madame » de leur préparer « de bons vieux œufs brouillés américains »5. Avec le meilleur effet sur le chiffre d’affaire du modeste établissement breton… « Les gens nous traitent en général très bien et semblent très contents de nous accueillir aussi bien qu’ils le peuvent » écrit le capitaine Harry Truman le 14 avril 1918, le jour même de son arrivée à Brest, précisant cependant que les doughboys se font « dépouiller » par des commerçants indélicats : « notre dîner coûte 10 francs pièce, environ 1,80 $ » explique-t-il, 2 ou 3 fois le salaire quotidien d’un ouvrier. « Tu constates que les choses ne sont pas si bon marché que cela » conclut l’officier dans la lettre qu’il écrit à sa fiancée.

Les doughboys, sources de nuisances ?

« A Cesson » écrit le recteur de la paroisse au sujet de l’année 1917, « un certain nombre d’Américains vinrent cantonner ici. Ils donnèrent plus de dollars que de bons exemples aux Cessonnais »… L’ecclésiastique résume ainsi parfaitement l’opinion de beaucoup, en Bretagne comme ailleurs, concernant la présence américaine, et ceci bien avant la « rupture » du 11 novembre 1918, de ce fait sans doute moins nette qu’on a pu le dire. Deux types de reproches sont en général adressés aux doughboys.

Carte postale. Collection particulière.

Le premier est de nature économique, et d’autant plus sensible que la France traverse une grave crise économique : le pouvoir d’achat des soldats américains serait en effet source d’inflation. « Cela ferait monter le prix de la vie, dit-on parfois » écrit par exemple L’Eclaireur dinannais dans son édition du 27 janvier 1918, se faisant l’avocat du diable pour, en retour, mieux défendre l’idée de l’installation à Dinan d’une garnison américaine. « C’est une erreur, nous ont dit des gens bien placés pour savoir ; renseignez-vous donc à Morlaix, Brest et ailleurs et vous verrez. L’essai en somme serait peut-être bon à tenter » conclut-il d’ailleurs. Le recteur de Chartres-de-Bretagne, aux portes de Rennes, n’est pas de cet avis :

« lorsque les Américains furent entrés dans l’alliance, Rennes en reçut un fort contingent, sans compter tous ceux du camp de Coëtquidan qui y venaient facilement y passer le dimanche. Depuis Coëtquidan jusqu’à Bain-de-Bretagne, dans le département, chaque localité avoisinant la ligne de Ploërmel à Châteaubriant était encombrée par ces nouveaux alliés aux poches bien garnies d’or et d’argent. Leur facilité à accepter de payer au prix cher amena une nouvelle augmentation de toutes les denrées. »

Armandine Le Douarec, épouse d’un avocat rennais servant alors comme officier au 241e RI, écrit d’ailleurs à son mari, dès juillet 1917, que « la caserne Saint-Georges est évacuée de tous ses soldats et en nettoyage complet, sans doute pour recevoir les Américains que l’on dit cousus d’or »6. Elle y revient quelques jours plus tard : « les Américains sont attendus, mais ils ont refusé par avance la caserne Mac-Mahon, située trop loin de la ville » explique-t-il à son époux. « Ils veulent être dans la ville pour pouvoir aller au café et pour leurs fêtes » croit-elle savoir. « A Nantes, ils sont arrivés et ils paient tout en pièces d’or ». Un pouvoir d’achat sans comparaison avec celui des poilus et un goût prononcé pour la fête : tel est en effet, dès cette date, l’image pas forcément très reluisante des doughboys. Bien que sur le front, le Léonard René-Noël Abjean n’ignore rien de ce qui se passe chez lui : son frère lui a en effet écrit « que 20 Américains sont venus l’autre jour faire la bombe à Plouguerneau », ainsi qu’il le note lui-même à destination de son épouse le 26 avril 19187.

En cela d’ailleurs, ces Bretons, civils comme militaires, rejoignent l’opinion de nombre des poilus de Bretagne qui côtoient les Américains au quotidien sur le front à compter de l’hiver 1917-1918. « Les Américains sont tous des ivrognes et ont beaucoup d’argent » écrit par exemple dans son carnet, à la date du 19 février 1918, l’artilleur Léon-Antoine Dupré, affecté au 35e RAC de Vannes8

Des alliés, malgré tout…

Qu’importe ces débordements, bien réels, qui ne sont sans doute pas proportionnellement plus nombreux que ceux des poilus cantonnés en Bretagne, mais plus visibles du fait de la nouveauté de cette présence américaine, mais aussi du nombre des sammies. L’essentiel est ailleurs, comme l’indiquent le pavoisement des bâtiments publics à Rennes le 6 avril 1917, à l’annonce de l’entrée en guerre des Etats-Unis, ou la célébration régulière des grandes fêtes américaines. Le 4 juillet 1917 par exemple, le curé de Châteaubourg fait « prier pour l’Amérique, pour sa prospérité, pour sa nouvelle et vaillante armée et spécialement pour les soldats cantonnés » dans le chef-lieu de canton d’Ille-et-Vilaine.

Carte postale. Collection particulière.

A Guipry, entre Rennes et Redon, le recteur signale que « trois régiments d’artillerie de campagne se succédèrent jusqu’au milieu de septembre, avant de se rendre à Coëtquidan pour y compléter leur instruction militaire ». Et de préciser :

« Accueillis avec une enthousiaste sympathie par la population, qui s’empressa de leur offrir des logements, ces bons alliés en furent très touchés et s’en montrèrent fort reconnaissants à la population. Comme dans tout cantonnement militaire, il y eut bien quelques petits incidents inévitables, mais l’ensemble ne put que mériter des éloges. Aussi la population en conservera longtemps, j’en suis sûr, un bon souvenir, surtout du séjour du 141e régiment d’artillerie, lequel ne passa qu’une dizaine de jours et fut le dernier à stationner à Guipry. Celui-là, en effet, a accompli un geste qui éternisera sa mémoire ici […].
En vue de témoigner leur admiration à ceux qui l’avaient si généreusement donné (paroles du colonel), le colonel fit une collecte parmi les officiers de son état-major au camp de Coëtquidan et vint accompagner de son capitaine d’ordonnance et de l’aumônier catholique du régiment, Mr l’abbé J[osep]h Vigliero, le jour de Noël, remettre à un comité constitué par lui et composé de Mr. Le Curé, Mr de Tanouarn, Mr Guisnard, adjoint faisant fonction de maire et de Me Guillemin, notaire, la royale somme de neuf mille deux-cent cinquante francs pour être partagée entre les veuves et les orphelins de la guerre. Le comité invita le colonel à venir faire lui-même la remise de cette somme aux intéressés le jour du 1er de l’an (1919). L’invitation fut aussitôt acceptée avec plaisir et au jour fixé, le colonel, accompagné du Lt-colonel et de l’abbé Vigliero, après avoir dîné au presbytère, remit, à la salle du Patronage, la généreuse offrande destinée à chaque veuve et chaque orphelin des vaillants héros guipryens tombés au champ d’honneur.
En même temps, il nous remettait la liste des soldats décédés au camp de Coëtquidan de la grippe qui, cette année, régna d’une façon terrible dans le monde entier et y fit de si nombreuses victimes, en plus de celles de la guerre, portant en entête : Membres du 141e régiment d’artillerie américain, décédés à Coëtquidan dont nous devons honorer la mémoire avec cette petite offrande pour les victimes de la guerre de la commune de Guipry. »
 

Carte postale. Collection particulière.

Largement contrôlée par la censure, la presse locale, principalement utilisée par Y.-H. Nouilhat et C. Hélias dans leurs études respectives, a sans doute eu tendance à minimiser les tensions entre Français et Américains dans la période antérieure au 11 novembre 1918. Si elles ne se sont sans doute pas exprimées de la même manière, il n’en reste pas moins que ces tensions, mêmes minimes, mêmes cachées, étaient bien présentes avant l’Armistice : sans doute cependant la Victoire a-t-elle permis de les exprimer plus ouvertement, y compris via la presse. C’est du moins ce que laisse entendre la consultation de sources originellement non-destinées à la diffusion, lettres ou carnets, échappant de ce fait à toute censure – éventuelle autocensure mise à part. 

En cela, ces premières indications laissent entendre qu’il conviendrait sans doute de pousser plus loin l’analyse, d’y inclure aussi et surtout les sources produites par les Américains eux-mêmes, afin de mieux saisir la nature des relations nouées entre civils et soldats entre juin 1917 et août 1919, dans toute leur complexité.

Yann LAGADEC

 

 

 

 

 

1 NOUILHAT, Yves-Henri,  Les Américains à Nantes et Saint-Nazaire, 1917-1919, Paris, Les Belles-Lettres, 1972 et HELIAS, Claude, Les Américains à Brest, 1917-1919, mémoire de maîtrise, Brest, Université de Bretagne occidentale, 1991.

2 Sur ce point, voir HELIAS, Claude, Les Américains à Brest…, op. cit., p. 16-18.

3 L’Eclaireur dinannais, 13 mai 1917.

4 La Résistance. Croix de Morlaix, 29 décembre 1917.

5 WASHBURN, Slter, One of the Yankee Division, Boston/New York, Houghton Miffin, 1919, p. 20.

6 DUMONT-LE DOUAREC, Jean-Pol, Armandine. Lettres d’amour, de Binic au front (1914-1918), Spézet, Keltia Graphic, 2008, p. 126.

7 ABJEAN, René-Noël, La guerre finira bientôt. 1914-1918 à Plouguerneau et au front, Brest, Emgléo-Breizh, 2009, p. 298.

8 DUPRE, Léon-Antoine, Carnet de route d’un gosse des tranchées, Paris, Michel Lafon, 2013, p. 283.