Des soldats bretons aux côtés des doughboys

Si la question des rapports des Américains et des Bretons est avant tout liée au débarquement des doughboys dans la région à compter de juin 1917, elle ne saurait s’y limiter. Si les civils de Bretagne sont en effet les principaux concernés par la présence parfois massive des soldats alliés – rappelons que dans une commune telle que Montoir, l’on compte jusqu’à 12 000 sammies pour une population de 1 000 habitants… –, les militaires mobilisés sont eux aussi en contact avec ces alliés, principalement à compter du début de l’année 1918.

Carte postale. Collection particulière.

Après l’espoir suscité par l’entrée en guerre des Etats-Unis en avril 1917, une entrée en guerre attendue avec d’autant plus d’impatience que la Russie commence alors à montrer des signes de faiblesse, les jugements se font plus divers, plus ambivalents au fur et à mesure que le temps passe.

Travailler au profit des Américains : interprètes et instructeurs

Les premiers militaires bretons entrant en contact avec les Américains sont sans doute ceux qui sont, pour des raisons diverses, détachés auprès des American Expeditionary Forces. C’est le cas notamment du sergent Jules Gros, du 41e RI de Rennes : le linguiste de premier plan qu’est le Trégorrois, déjà régulièrement utilisé par le colonel commandant son régiment pour interroger les prisonniers allemands, par exemple lors de la bataille de Verdun1, finit par être mis à la disposition des AEF pour servir d’interprète. Malheureusement, si Gros a pris soin de décrire avec précision ses « Deg Devez e Verdun », il n’a semble-t-il rien écrit sur cette autre facette de son expérience militaire au cours de la Grande Guerre.

Les lettres d’un autre combattant breton de ce régiment, Armand Le Douarec, sous-lieutenant, permettent d’en savoir un peu plus, quand bien même il est, quant à lui, employé comme instructeur auprès des AEF2. Originaire de Binic, l’avocat rennais a d’abord servi comme sous-officier au 241e RI, avant d’être promu officier au printemps 1916 et de rejoindre le 41e RI à la dissolution de son régiment de réserve, en 1917. Il n’y passe que quelques mois : dès septembre 1917, il est affecté à la formation d’officiers américains, à Valréas, non loin d’Avignon. « Tous mes collègues ont vécu soit en Angleterre, soit en Amérique et je fais une course avec handicap pour me mettre à la hauteur » se plaint dès le 22 septembre celui dont la maîtrise de la langue anglaise reste sans doute très scolaire. « Je t’envoie les livres en anglais et le dictionnaire que j’a acheté à Saint-Brieuc » lui avait écrit son épouse dès le 11. « Pourvu que je m’en tire avec ces diables d’Américains qui vous parlent constamment du nez et font siffler tous les mots dans un nasillement étrange » espérait-il quelques jours plus tard.

Cela semble avoir été le cas. Après Valréas, il rejoint Langres au cours de l’hiver 1917-1918, puis le Cher, l’une des principales zones de concentration des troupes américaines, en mars 1918. Là, tous les huit jours, il répète des conférences sur « Le rôle de l’officier en campagne », « Les devoirs de l’officier » ou encore « Le fusil-mitrailleur » – en l’occurrence le FM français Chauchat, que les doughboys ont adopté – à des groupes de 50 officiers américains : « nos étudiants sont parfaits de tenue et d’attention » note-t-il le 5 mars. « En dépit de ma prononciation, ils boivent mes paroles ».

Scène d'instruction dans un camp aux Etats-Unis. Collection particulière.

Le sous-lieutenant Le Douarec ne se contente pas cependant de ces cours, loin du front. Fin mai, il rejoint la zone des armées et participe désormais aux opérations que conduisent ses « élèves », sans forcément tout en dire à son épouse. « Je puis te le dire désormais » écrit-il le 1er août, « j’étais dans la fournaise ». Et de préciser : « le 16 juillet, je montais à l’assaut ». S’il s’en tire cette fois-là sans égratignure, début juin, il avait été blessé d’un éclat d’obus dans le dos et avait dû être évacué vers l’arrière pour quelques semaines de convalescence. Il illustre en cela la participation conjointe des forces françaises et américaines aux combats de l’année 1918.

Combattre aux côtés des Américains : le cas du 11e corps d’armée

Armand Le Douarec n’a pas été le premier concerné par ces combats livrés en commun. Début 1918 en effet, le 11e corps d’armée, l’un des deux corps d’armée mobilisés en Bretagne en août 1914, en l’occurrence dans le Finistère, le Morbihan, la Loire-Inférieure et la Vendée, reçoit le renfort d’une division américaine, la 26th US infantry division – la Yankee division –, qu’il s’agit de former de manière très concrète, en première ligne, dans le secteur alors plutôt calme du Chemin des Dames : rien ne vaut, pour s’y acculturer, la confrontation avec les réalités de la guerre, bien loin des camps d’entraînement3.

Les JMO restent peu bavards sur les actions communes des unités françaises et américaines. « Arrivée des troupes américaines dans la zone arrière » signalent, laconiquement, ceux de la 21e DI à la date du 6 février4. Le 7, un premier bataillon du 101st infantry regiment « monte en secteur », chaque compagnie étant placée aux côtés d’une compagnie française. Le 8, c’est un bataillon du 102nd US IR qui le suit, le 9 un autre, avant que les relèves s’organisent, tous les quatre ou cinq jours5. L’action reste limitée cependant à des « activités de patrouilles » et à quelques coups de main, à l’instar de celui monté le 23 février par le lieutenant Dufilhol, du 64e RI (Ancenis). « Une centaine de Français et une trentaine d’Américains avec leurs officiers » réussissent à approcher des premières lignes allemandes et à se saisir de 21 prisonniers – dont deux officiers – tandis que « plusieurs Allemands ont été tués » et qu’une mitrailleuse est prise. La réplique ennemie ne se fait pas attendre : le 28 février, un fort coup de main allemand conduit par « deux colonnes d’assaut représentant un effectif de 400 hommes environ » ne sont arrêtées que par « un combat qui va jusqu’au corps à corps ». Une contre-attaque parvient à les chasser, mais, en se retirant, le parti allemand repart avec des prisonniers, « 10 travailleurs américains et 2 Français »6. A compter des 4 et 5 mars, les JMO signalent des patrouilles ou reconnaissances menées par les seules troupes américaines, laissant entendre que les doughboys commencent à mieux maîtriser les règles du combat dans les tranchées. Les 17-18 mars cependant, un bombardement allemand par « obus toxiques » les ramènent aux dures réalités de leur statut d’apprenti-poilu : alors que l’on ne compte qu’ « une vingtaine d’intoxiqués, légers pour la majeure partie » dans les rangs des soldats français, plus aguerris, au 102nd infantry regiment, ils sont « 85 environs, dont une trentaine assez sérieusement ».

L’insigne de la Yankee Division (YD) sur le front français. Source : https://portraitofwar.com/category/26th-division-2/page/2/

Ces expériences sont intensément vécues par les doughboys de la Yankee Division7. La découverte du front, de secteurs entiers ravagés par les combats entre la gare de Soissons, où ils débarquent, et le secteur de Pinon/Pargny-Filain où ils prennent position les marque profondément : « j’ai marché pendant des miles » écrit le sergent Harold Stearns, « et je n’ai pas trouvé un seul édifice qui ait échappé » aux destructions, ce qui contribue à ancrer en eux les raisons de leur présence en France. « J’espère seulement que quelques-uns de ceux qui [en Amérique] étaient favorables aux Allemands pourront faire un petit voyage ici pour constater eux-mêmes la Kutur germanique » poursuit-il. Plus largement, c’est pour les doughboys la découverte d’une guerre telle qu’ils ne l’avaient sans doute pas imaginée. Joseph Cunningham, de la batterie B du 102nd field artillery regiment, écrit par exemple en ce mois de février 1918 que « le front est bien différent de ce à quoi je m’attendais ». Servant à la headquarters company du 101st infantry regiment, Richard S. Phillips raconte dans une lettre à sa sœur qu’il est désormais « sur le front » : « ce n’est pas une vie facile que d’éviter les obus » explique-t-il, peut-être en partie pour se faire « mousser ». Quant à Roland D. Hussey, affecté au ravitaillement dans sa compagnie, il doit, chaque jour, monter en ligne eau et nourriture pour ses camarades : après plus de deux kilomètres dans des tranchées remplies d’une « boue profonde », il arrive exténué. « C’est un truc horrible de patauger dedans trois fois par jour », plus encore lorsque les Allemands ouvrent le feu. « Je me sentais un peu nerveux les premières fois » note-t-il dans son journal, auquel il confie que ses « pieds sont dans un tel état qu’ils m’ont tenu éveillé la nuit dernière ».

Avant de quitter le secteur du 11e corps d’armée, le corporal Moan note quant à lui qu’« après avoir vu ce qu’on a vu, aucun homme ne souhaite s’en rappeler mais plutôt l’oublier ». « A partir de maintenant, tout ce qu’on a vu est l’ENFER » conclut-il, mettant fin d’ailleurs à la rédaction de son journal dès ce moment de sa guerre. Pourtant, c’est bien vers un secteur plutôt tranquille du front que la 26th infantry division a été orientée pour ce « stage d’instruction », ce qui explique pour une part l’opinion ambivalente des poilus bretons sur leurs camarades américains.

Les jugements ambivalents des poilus bretons

Si la présence américaine est accueillie avec bienveillance par les soldats français, en ce qu’elle laisse augurer, dès 1917, une victoire apparaissant désormais comme inéluctable8, elle s’accompagne de jugements très variables sur les doughboys eux-mêmes, nés du contact parfois durable entre combattants des deux pays. 

Toute une série de propos ont tout d’abord trait au comportement général des soldats américains, qui ne laisse d’étonner. Leur appétit surprend notamment, plus encore dans un pays soumis à de nombreuses restrictions avec la mise en place de tickets de rationnement, de jours sans viande etc. au cours des années 1916-1917. « Quels mangeurs nos Américains ! Il faut au repas du midi à chacun trois omelettes » écrit par exemple le sous-lieutenant Le Douarec dans une lettre du 5 mars 19189. Même vision chez le capitaine Charles Oberthür qui, dans un courrier du 28 septembre 1918, décrit les doughboys qu’il côtoie dans son secteur des Vosges : ils « font des ripailles à tout casser » note-t-il entre autres. Et de préciser : 

« dimanche dernier, dans le caboulot où je loge, il en est venu deux qui ont boulotté pour leur déjeuner, chacun : 1 douz[aine] d’œufs, ½ livre de filet, ½ livre [de] gruyère, ½ livre [de] beurre, 1 pot [de] confiture, 1 boîte de fruits au sirop et des petits gâteaux américains en quantité indéterminée […]. Enfin, qu’ils bouffent tout ce qu’ils voudront, pourvu qu’ils continuent à faire du bon travail comme ils ont commencé à en faire. »10  

Doughboys jouat aux dés. BDIC: VAL 159/167.

Gros mangeurs, ces Américains sont aussi de gros buveurs selon lui. Ils « descendent ici, passer leur repos du samedi soir au lundi matin et, alors, ils se saoulent copieusement mais en silence » explique-t-il à ses parents. En octobre, alors que la situation s’améliore sur le terrain militaire, il note que « les Américains en profitent pour se saouler confortablement ».

« Hier soir, samedi […], ils sont descendus dans notre patelin, comme tous les samedis soirs. Deux d’entre eux ont loué une chambre en face de la mienne. Ils se sont fait monter à boire et se sont mis au point. Alors ils ont commencé à jongler avec leurs souliers et les bouteilles vides, les laissant retomber exprès sur le plancher. Et ça, en riant et en chantant. La maison en tremblait. On les a fait taire non sans peine et enfin, le calme est revenu. Ce matin quand je suis descendu, tous ces gaillards-là étaient installés dans la cuisine, frais comme des roses, buvant de la bière et mangeant de la bidoche. En ont-ils des gosiers ! »11

Les jeunes doughboys ne s’arrêtent pas là : selon Charles Oberthür, « leur sport favori est de tatouer les malheureuses femmes qui ont eu le tort de recevoir leurs suprêmes hommages et de les renvoyer ainsi à leurs familles. Ils ont encore besoin d’apprendre à vivre… »

Ce sentiment est partagé par Loeiz Herrieu, sergent-fourrier dans l’infanterie coloniale,  qui, en juin 1918, s’étonne d’une note reçue du GQG qui « recommande aux officiers et sous-officiers de bien prendre garde à ne pas inviter à leur table des officiers ou sous-officiers noirs  si nous, Français, nous nous trouvons dans un secteur américain »12. « Il est également interdit de leur serrer la main dans la rue ! » s’étonne-t-il. « Cela pour ne pas déplaire aux Yankees qui ne veulent pas considérer les noirs comme de vrais hommes » regrette le territorial breton.

Le colonel Taylor, commandant le 19e RI (Brest), un des régiments du 11e corps d’armée qui, en février 1918, est chargé de l’instruction des soldats de la Yankee Division – en l’occurrence ceux d’un des bataillons du 104th infantry regiment –, limite ses jugements à une dimension plus strictement opérationnelle. « Big revolvers, big bullets, big shells » résume-t-il, non sans une pointe d’ironie13. « Mon Américain, le colonel Shelton, celui qui cohabite avec moi, paraissait féru de combats et bouillant de tout voir » écrit-il à son épouse. « Je lui ai fait une tournée qu’on eût appelé jadis la tournée des Grands Ducs. Je suis éreinté, mais il l’est beaucoup plus. Il est d’ailleurs charmant » note Taylor, ce qui ne l’empêche pas d’être très lucide : « il me paraît très décidé à ne rien faire comme nous et à ne pas accepter d’être nos disciples ou nos surveillés » conclut-il.

Dans le secteur de Cantigny: soldats américains et français progressant, le 28 mai 1918. BDIC: VAL 420/042.

Le jugement du chef de corps du 19e RI est d’ailleurs sans appel : « tous ces Shelton sont très jeunes à la guerre – of course – et demandent à aller de l’avant, comme nous à Charleroi, comme les Anglais sur la Somme ». « Il faut se faire massacrer personnellement pour apprendre la guerre » analyse-t-il en vieux guerrier ; « l’expérience d’autrui ne sert jamais »…

Yann LAGADEC

 

 

 

 

 

 

1 Sur ce point, voir GUERIN, Christophe et LAGADEC, Yann, 1916. Deux régiments bretons à Verdun, Rennes, SAHIV/Amicale du 41e RI, 2016.

2 DUMONT-LE DOUAREC, Jean-Pol, Armandine. Lettres d’amour, de Binic au front (1914-1918), Spézet, Keltia Graphic, 2008.

3 Les JMO du 11e corps d’armée parlent d’un « stage d’instruction d’un mois au moins sur le front ». La 26th infantry division reste aux côtés du 11e CA jusqu’au 18 mars ; SHD/DAT, 26 N 134/6.

4 SHD/DAT, 26 N 302/6, JMO de l’infanterie divisionnaire de la 21e DI. Les six batteries des deux bataillons du 101st field artillery regiment étaient arrivées dès le 4 et les trois premières avaient pris position le 5 aux côtés de trois batteries du 51e RAC, un régiment nantais. Le 9, les batteries américaines sont déclarées « aptes à remplir les missions des batteries françaises correspondantes ». 

5 A la 22e DI, l’autre division du 11e corps d’armées, ne sont affectés qu’un régiment et un groupe d’artillerie de la 26th US infantry division ; SHD/DAT, 26 N 304/7, JMO de l’artillerie divisionnaire de la 22e DI, février 1918.

6 Les JMO du 11e CA précisent que ce sont des hommes du 102nd infantry regiment qui sont ici concernés. Au cours de cette journée, le régiment américain compte deux morts, 15 blessés et 10 disparus ; SHD/DAT, 26 N 134/6.

7 Sur ce point SHAY, Michael E., The Yankee Division in the First World War: In the Highest Tradition, College Station, Texas A&M University Press, 2008, p. 45-61 et https://worldwar1letters.wordpress.com/the-adventure-unfolds/over-there-1918-1919/chemin-des-dames-feb-march-1918/ . L’on trouve plusieurs films sur cette période dans les archives américaines, par exemple : http://www.criticalpast.com/video/65675029177_shell-pocked-countryside_American-troops_dig-ground_leafless-trees

8 Dans ses rapports aux autorités préfectorales, le commissaire Le Coz, de la police spéciale, en charge de la surveillance des protestations des permissionnaires dans les trains bretons en juin-juillet 1917, note que l’annonce du débarquement des premiers Américains à Saint-Nazaire a le meilleur effet sur le moral des soldats. Sur ce point, voir LAGADEC, Yann « 1917. Au cœur du conflit mondial », Ar Men, mars-avril 2017, n° 217, p. 58-63.

9 DUMONT-LE DOUAREC, Jean-Pol, Armandine. Lettres d’amour…, p. 143.

10 CORBE, Bernard et LAGADEC, Yann, Charles Oberthür. Lettres de guerre (1914-1918), Rennes, PUR, 2016, p. 376.

11 Ibid., p. 377-378.

12 CARRE, Daniel (éd.), Loeiz Herrieu. Le Tournant de la mort, Rennes, TIR, 2014, p. 379.

13 DURET, Alfred et CATTA, Tony, Un cavalier. Le colonel Taylor, Nantes,Librairie Vié, 1927, p. 198-200.