Le danger : c’est le neutre

Conflit par excellence des nations et des nationalités, la Première Guerre mondiale est indissociable de logiques d’assignation qui, de fait, érigent tel ou tel type d’individus en ennemis potentiels. C’est ce type de raisonnement qui, par exemple, conduit à l’internement, dès les premiers jours d’août 1914, de ressortissants allemands et autrichiens, ceux-ci appartenant à des « puissances ennemies »1. Ces mesures d’exception sont dictées par la peur de « l’espionnite » et, plus globalement, de l’ennemi intérieur.

Internés civils du camp de Guérande. Carte postale, collection particulière.

Cette crainte ne disparaît pas avec l’enlisement dans les tranchées et le développement de la guerre de positions. Bien au contraire. Même l’entrée en guerre des Etats-Unis, si elle suscite un immense espoir, ne parvient pas à effacer cette peur. C’est ainsi que le 20 février 1918 le sous-préfet de Saint-Nazaire affirme :

« En ma qualité de Représentant du Gouvernement, j’aurais pu être averti de l’arrivée des navires apportant des troupes américaines, du moins dans les premières semaines. Je ne l’ai été que pour le premier envoi et à l’extrême limite du possible. Je n’ai reçu aucune confidence et j’ai apprécié cette discrétion prudente. »

Il est vrai qu’en février 1918 cette question est particulièrement sensible. Alors que Berlin s’apprête à conclure le traité de Brest-Litovsk avec la Russie désormais bolchevique, l’Allemagne peut à loisir transférer ses divisions sur le front ouest et profiter d’une supériorité numérique potentielle. En effet, pas instruit et peu au fait des réalités de la guerre moderne, le corps expéditionnaire n’est pas encore en mesure de donner sur ce point l’avantage aux alliés. On comprend donc pourquoi le nombre de Doughboys présents en France, et donc le nombre de transports débarquant dans un port comme Saint-Nazaire est une question aussi sensible.

Or, le sous-préfet rappelle qu’il est impossible de taire une telle information et de garder le secret. Et pour cause :

« Comme presque tout le monde, j’ai pu compter le nombre des transports arrivés et savoir qu’ils apportent une moyenne d’hommes que personne n’ignore. La multiplication est facile à faire et tous mes administrés ont pu la faire comme moi-même. »

On comprend dès lors que le fonctionnaire soit saisi par la crainte de l’espionnite, figure indissociable de celle de l’ennemi intérieur. Mais, alors qu’il est garant de l’internement des « suspects », « indésirables » et autres « ressortissants de puissances ennemies », le sous-préfet ne fait pas peser ses soupçons sur les citoyens allemands et autrichiens présents sur le territoire de l’arrondissement qu’il administre. C’est là chose assez logique puisque, d’une certaine manière, cela conviendrait à avouer des manquements à la sécurité et, d’une certaine manière, à désavouer sa propre politique. C’est en réalité sur les ressortissants des puissances neutres que ses craintes vont, allant par la même occasion à l’encontre des logiques d’assignations liées à la nationalité.

Soldats américains à Saint-Nazaire. Collection particulière.

Certes, le sous-préfet affirme également se méfier des Américains d’origine allemande. Mais ce sont bien les personnes dont la nationalité ne les assigne à aucun camp qui lui paraissent les plus dangereuses :

« Il y a des secrets qui sont des secrets de polichinelle. Les hommes sont curieux par nature, ils aiment savoir. Les neutres qui viennent à Saint-Nazaire, même les plus francophiles peuvent savoir, donc ils savent. Si les neutres savent, les Allemands aussi. Notre Police n’y peut rien. »

On comprend dès lors mieux pourquoi, pour ce fonctionnaire, « le danger, c’est le neutre ».

Erwan LE GALL

 

 

 

1 Sur la question se rapporter à RICHARD, Ronan et notamment « Un directeur modèle au camp d’internement de Guérande en 1914-1918 », Bulletin de la Société archéologique et historique de Nantes et de Loire-Atlantique, Tome 135, juin 2000, p. 311-325 et La nation, la guerre et l’exilé : représentations, politiques et pratiques à l’égard des réfugiés, des internés et des prisonniers de guerre dans l’Ouest de la France durant la Première Guerre mondiale, Thèse de doctorat sous la direction SAINCLIVIER, Jacqueline, Rennes, Université Rennes 2, 2004.

2 Arch. dép. Loire-Atl. : 8 R 17, le sous-préfet de Saint-Nazaire au préfet de Loire-Inférieure, 20 février 1918.