Les poilus de Chavagne dans la Grande Guerre : recontextualiser l’impact des batailles de 19161

Avec quelque 660 habitants au recensement de 1911, Chavagne est en 1914 une petite commune rurale comme beaucoup d’autres en Ille-et-Vilaine et, au-delà, en Bretagne : l’agriculture y occupe la plus grande partie de la population, tandis que les activités de service ou l’artisanat y restent rares. On se rend donc à Mordelles, le chef-lieu de canton, distant de 6 km, voire à Rennes, à une quinzaine de kilomètres, dès lors qu’il s’agit de faire des achats qui sortent de l’ordinaire : s’il y a bien une foire à Chavagne, chaque 18 octobre, il n’y a pas de marché hebdomadaire, non plus que de bureau de poste d’ailleurs.

Carte postale. Collection particulière.

Avec son école, ses quelques commerces de proximité (bouchers, boulangers, débitants), ses quelques artisans, la petite commune, par sa banalité même, offre un observatoire particulièrement intéressant pour saisir l’impact de la mobilisation et, au-delà, de la Grande Guerre sur une micro-société, tout particulièrement sur sa part masculine. Ont ainsi été étudiés ici l’ensemble des mobilisés de Chavagne, auxquels on a ajouté ceux qui, parmi les soldats « morts pour la France », étaient nés dans la commune sans forcément y résider toujours.

L’occasion en cela, en étendant la recherche au-delà des seuls soldats décédés, de proposer une image pour une part différente de celle fournie par les données concernant le pays de Landerneau.

Le choc atténué de la mobilisation générale

Sur les 660 habitants recensés à Chavagne en 1911, l’on comptait 182 hommes de 20 à 39 ans, potentiellement en âge d’être mobilisés à partir du 2 août 1914 donc. Pourtant, seuls 62 sont appelés au cours des cinq premières semaines de la guerre : si les conséquences sur l’économie locale, en pleine période de moisson, sont loin d’être négligeables, elles restent cependant sans doute moindres que ce que l’on pourrait imaginer, d’autant que ces 62 départs sont échelonnés. Si Pierre Lemoine, cultivateur de 42 ans, est appelé dès le 1er août à l’Arsenal de Rennes, sans doute comme GVC (garde des voies de communication) au regard de son âge, ce sont 13 hommes qui partent le 2, 10 le 3, 5 le 4, autant le 5, 3 le 6 et encore 8 le 7, 16 autres quittant la commune entre le 8 et le 31 août. Cet échelonnement des départs a sans doute permis de faire face plus facilement aux exigences agricoles : plus que de désorganisation, sans doute est-ce de perturbation qu’il convient ici de parler, au moins à l’échelle communale. Sans doute en va-t-il autrement dans les exploitations dont quatre fils doivent partir, comme chez les Dupont, aux Grands Chapelais, ou chez les Fontaine, à La Touche.

Sans grande surprise, 47 des 62 premiers mobilisés rejoignent des unités de la 10e région militaire, celle de Rennes. Les unités rennaises sont d’ailleurs les plus nombreuses : 15 réservistes sont ainsi incorporés au 41e RI, deux autres au 241e, son régiment de réserve, huit au 75e RIT, le régiment territorial de Rennes, tandis que l’on compte trois artilleurs au 7e et 50e RAC, un cavalier au 24e dragons, un dernier mobilisé étant affecté à la 10e section d’infirmiers, soit 22 soldats au total. Les autres se répartissent dans les diverses unités de la 10e région militaire, à peine plus dans celles d’Ille-et-Vilaine (10e escadron du train des équipages de Fougères surtout, 47e RI de Saint-Malo, 70e RI et 76e RIT de Vitré) que dans celles de la Manche (le 136e RI de Saint-Lô et le 25e RI de Cherbourg) ou des Côtes-du-Nord (13e hussards et 10e RAC à Dinan, 71e RI à Saint-Brieuc).

En cela, les mobilisés de Chavagne confirment largement ce que l’on savait par ailleurs : le caractère encore éminemment territorialisé du recrutement dans les premières semaines de la guerre.

Nouvelles classes et « récupérés »

Les choses évoluent rapidement cependant en ce domaine, et ce dès le mois de septembre 1914. L’incorporation par anticipation de la classe 1914, un peu plus d’un mois après le début de la guerre, celle, à compter d’octobre surtout, de « récupérés » des classes antérieures, exemptés ou réformés au moment où ils avaient été appelés à faire leur service militaire, désormais indispensables pour combler les pertes des premières semaines de combats, enfin l’appel de la classe 1915 en décembre viennent pour une part bouleverser ce principe de la territorialisation : sur les 22 mobilisés des mois de septembre-décembre 1914, seuls 13 rejoignent des garnisons de la 10e région militaire, soit 60 % contre plus de 75 % en août. En 1917 et 1918, cette proportion tombera à 40 %... 

A l’instar des quatre derniers mois de l’année 1914, l’année 1915 illustre l’importance de l’effort fait par les autorités militaires pour incorporer ceux qui, à tort ou à raison, font figure d’« embusqués ». Si cinq conscrits de la classe 1916 rejoignent bien les rangs de l’armée en avril, là encore par anticipation, 22 autres soldats sont alors mobilisés, dont 18 ont plus de 26 ans. Trois d’entre eux, de la classe 1889 – Jean Dodier, François Lemercier et Jean-Pierre Thomas –, font même partie de la réserve de l’armée territoriale. Dans 18 cas sur 22, ces départs sont d’ailleurs antérieurs à l’adoption, mi-juillet 1915, de la fameuse loi Dalbiez qui, dans le cas de Chavagne, apparaît moins comme la cause de cette politique de « récupération » que comme une sorte d’officialisation, après-coup.

Les années suivantes – 1916, 1917 et 1918 – apparaissent plus « classiques » de ce point de vue : outre les quelques conscrits de l’année (deux de la classe 1917 en 1916, quatre de la classe 1918 en 1917, trois de la classe 1919 en 1918), les « récupérés » sont bien moins nombreux, deux sur six mobilisés en 1917 par exemple, comme si la « traque » de 1915 avait, à elle seule ou presque, contribué à assécher les ressources.

(graphique n° 2)

Ainsi, sur plus de 130 Chavagnais mobilisés entre 1914 et 1918, 82 % l’ont été au cours de la première année de guerre, entre août 1914 et juillet 1915.

Fantassins, artilleurs ou cavaliers

Sans grande surprise, les poilus chavagnais servent surtout dans l’infanterie, qu’il s’agisse de régiments d’active, de réserve (76 cas) ou de régiments territoriaux (13 cas) : ils sont plus de 67 % dans ce cas, sans que la moindre évolution significative puisse être décelée ici au cours de la guerre. L’évolution globale des structures de l’armée française, réduisant la part de l’infanterie – et de la cavalerie – au profit de l’artillerie ou des services semble sans effet à Chavagne.

Il est vrai que la part de la cavalerie est faible : seuls sept Chavagnais servent dans cette arme, pour quatre d’entre eux aux 13e hussards et 24e dragons, les deux régiments cantonnés dans les limites de la 10e région militaire en 1914. Avec six soldats, le train – et plus particulièrement le 10e escadron du train des équipages de Fougères – apparaît proportionnellement bien mieux pourvu : sans doute faut-il y voir une conséquence des capacités techniques – réelles ou supposées – de ces ruraux, cultivateurs pour quatre d’entre eux, charron pour un cinquième.

La part du génie n’est guère significative, avec deux sapeurs uniquement, en cela comparable aux sections d’infirmiers : Jean Maudet, cultivateur de la classe 1905, a rejoint la 10e section dès le 3 août 1914, Julien Dupont, employé des pompes funèbres, étant pour sa part affecté à la 5e section d’infirmiers militaires le 2. Loin d’être des « planqués », ces deux soldats paient un tribut proportionnellement très lourd : Dupont est blessé en juin 1918 par des éclats d’obus, Maudet étant porté disparu lors des combats sur le front de la Somme quelques mois plus tôt. Il est vrai qu’entre temps, il était passé dans l’infanterie, servant au 335e RI. 

Les morts : la part limitée des grandes batailles de 1916

Avec 23 morts pour 132 mobilisés, soit 17 % d’entre eux, Chavagne se situe en-dessous de la moyenne nationale et, plus encore, de la moyenne départementale. Même en rajoutant les quelques cas de poilus nés à Chavagne mais enregistrés ailleurs, ou ceux de soldats dont le nom figure sur le monument aux morts de la commune mais qui ne semblaient pas y résider en août 1914, l’on atteint 20 % seulement. Et en ne représentant « que » 4,1 % de la population de 1911, la commune se situe tout juste dans la moyenne du département de l’Ille-et-Vilaine, de manière étonnante pour une commune rurale.

Le nombre « limité » des décès imputables à la guerre contribue à donner une image assez largement différente de celle observable à l’échelle nationale : si 1914 apparaît bien comme l’année proportionnellement la plus meurtrière, avec sept morts en cinq mois, 1915 – six morts, dont trois de maladie – l’est anormalement peu. Avec huit, trois et quatre décès, 1916, 1917 et 1918 sont, en proportion, assez proches des évolutions plus globales.

Ce qui frappe surtout, c’est la faible part tenue par les grandes batailles de 1916 dans ces chiffres. Certes, à l’échelle de cette seule année, trois des six morts sont tués sur les fronts de Verdun et de la Somme : Jean-Baptiste Brisorgueil, du 241e RI, lors de l’attaque de Fleury le 27 juin 1916, Jean Primault du 130e RI, tandis que Louis Maudet, du 124e RI, meurt de ses blessures à Berny-en-Santerre le 27 septembre. Ils ne représentent ainsi qu’un peu plus de 2 % des pertes de la guerre ici, bien loin des données observées à l’échelle du pays de Landerneau ou de la commune finistérienne de Quéménéven. De manière révélatrice, pas un parmi les 18 soldats chavagnais du 41e RI encore vivants au moment où le régiment rennais participe à la bataille de Verdun ne semble avoir été blessé. 

Le fait illustre bien la difficulté à trouver parfois des explications globalisantes probantes aux données récoltées sur le terrain. Les grandes batailles de la guerre ne tiennent d’ailleurs qu’une faible place dans l’ensemble des pertes enregistrées parmi les poilus de Chavagne. Certes, deux frères, Louis et Léopold Hubert, tous deux mobilisés au 136e RI, disparaissent le même jour, lors de la bataille de Charleroi, le 22 août 1914. Ce même jour, Léon Godet, du 1er RIC, est tué lors des combats meurtriers de Rossignol, là encore en Belgique, au cours de cette fameuse « bataille des Frontières » qui coûte près de 27 000 morts aux armées françaises2. Mais pour le reste, les pertes imputables aux grandes offensives de la guerre restent marginales : pas un mort par exemple en mai-juin ou en septembre 1915, lors des offensives d’Artois et de Champagne, un seul en avril 1917, au moment de l’offensive Nivelle, sur le front d’attaque secondaire de la Marne cependant, et pas sur le Chemin des Dames, un seul autre le 17 juillet 1918, lorsque les armées alliées lancent la contre-offensive qui conduit, après la campagne dite des « Cent Jours », à la défaite de l’Allemagne.

Diplôme de la médaille militaire remise à Raymond Dupont, conscrit de la classe 1915, mobilisé en décembre 1914 au 136e RI de Saint-Lô, passé au 71e RI de Saint-Brieuc le 20 mars suivant. Blessé lors de l’offensive d’Artois en juin 1915, il est évacué vers l’arrière. Après une année de convalescence, il regagne le front comme artilleur au 110e régiment d’artillerie lourde en juillet 1916. Des complications liées à sa blessure de 1915 lui valent d’être à nouveau évacué puis réformé en 1917. Collection particulière.

On le voit à travers ces quelques données : pour plus longue – et parfois fastidieuse… – qu’elle soit, l’approche des effets de la Grande Guerre à l’échelle de l’ensemble des mobilisés d’une communauté villageoise et non plus des seuls morts offre un intéressant changement de perspective, sans doute plus satisfaisant, plus proche de la « réalité ». Certes, il aurait sans doute été préférable d’y intégrer l’ensemble des hommes des classes en âge d’être mobilisés, de manière entre autres à saisir les raisons pour lesquelles certains échappent à la mobilisation – réforme définitive pour raisons physiques, décès prématurés aussi. Certes, le cas de Chavagne, pour éclairant qu’il soit, n’est sans doute pas « représentatif », du fait notamment du nombre de ces habitants, somme toute assez faible au regard de ceux des grosses communes rurales de Basse-Bretagne.   

La petite commune n’en offre pas moins, à ce stade, un intéressant point de vue, mais aussi une sorte d’appel à étendre la recherche menée ici ailleurs en Ille-et-Vilaine et/ou en Bretagne.

Yann Lagadec, Catherine Dupont-Sherlaw et Armand Bagot

 

 

 

 

1 Cet article a été préparé en partenariat avec l’association Bretagne Chavagne Mémoire et Patrimoine, créée en 2009, dont le but est l'apprentissage et la valorisation de la langue et de la culture bretonne, ainsi que les recherches sur  l'histoire et le patrimoine de la commune. Des cours de breton et d'accordéon diatonique sont dispensés pour tous niveaux tandis qu’un groupe mène des recherches sur l'histoire et le patrimoine communal.

2 Notons que lors de cette même bataille de Rossignol, Jean Chartier, lui aussi mobilisé au 1er régiment d’infaterie coloniale, est fait prisonnier. Il ne rentre d’Allemagne que le 16 décembre 1918.