Pendant ce temps en Allemagne…

13 novembre 1915. La guerre que chacun pensait en août 1914 courte s’éternise. Pire encore, les dramatiques offensives de mai et juin 1915 n’ont pas permis d’entrevoir l’espoir d’une percée annonciatrice d’un retour à la guerre de mouvements. Pas plus que celles du 25 septembre 1915 d’ailleurs. Si les gains territoriaux sont à chaque fois dérisoires, les pertes, elles, sont bien réelles. Dans les villes de Bretagne, comme partout ailleurs en France du reste, ce poids de la mort de masse se voit clairement dans les rues où de plus en plus de femmes en noir, portant le deuil, vont à leurs occupations du moment. C’est dans ce contexte que le quotidien rennais L’Ouest-Eclair décide, le 13 novembre 1915, de publier, en feuilleton, un long reportage intitulé « Un voyage en Allemagne »1. L’intention du journal est claire : informer ses lecteurs de la véritable situation de l’Allemagne, ce pays dont on pensait qu’il « agonisait et que son peuple mourait de faim », alors que, précisément, les dernières offensives d’automne ont prouvé le contraire. Pour ce faire, L’Ouest-Eclair indique envoyer un « correspondant particulier », homme malheureusement anonyme mais qui se présente comme étant français et officiant à partir de la Suisse. La prudence doit toutefois demeurer de mise tant ce long article publié en quatre épisodes étonne.

Carte postale, collection particulière.

Bien entendu, l’Allemagne et les Allemands sont moqués, et ce dès la frontière. Ainsi le « correspondant particulier » note en la franchissant que « tout de suite on perçoit le contraste entre les allures brusques et presque militaires des employés allemands et la bonhomie paterne des douaniers suisses ». Il s’agit là d’un registre classique, éminemment présent dans la presse française de l’époque, et parfois poussé à l’extrême par l’envoyé spécial de L’Ouest-Eclair. Ainsi, rendant compte d’une représentation théâtrale à Stuttgart :

« Beaucoup de monde. Les messieurs en habit, les femmes généralement luxueusement et ridiculement habillées. Et ce qui vous ahurit, c’est de voir ce public élégant se précipiter au buffet, à l’entracte, et y manger des saucisses et de la choucroute. Des papiers gras traînent sur les velours du balcon, et on les repousse d’un geste nonchalant. Le petit papier vole à travers la salle, et le monsieur de l’orchestre qui le reçoit sur l’épaule ne s’en inquiète pas autrement. »

Pour autant, il n’est pas certain qu’il faille attacher une très grande importance à ces outrances tant il s’agit là de figures imposées relevant quasiment de la convention d’écriture. De surcroît, ici, elles contrastent singulièrement avec certaines descriptions qui, bien loin de l’opposition binaire entre Culture et Kultur, ne manquent pas d’étonner. Ainsi, à Stuttgart :

« A l’hôtel, je ne puis m’empêcher d’admirer le goût des décorations, le mobilier sobre et confortable ; les petites tables où luisent des lampes de cuivre aux abat-jour polichromes en forme de cloche. Il est indiscutable que l’Allemagne attache à l’arrangement intérieur une importance que nous autres Français ne lui accordons généralement pas. Et elle réussit, très souvent, quoiqu’on en dise, à faire des choses merveilleuses. »

Un tel passage est d’autant plus surprenant que l’auteur n’hésite pas à revenir sur quelques bobards propagés pendant le conflit. Ainsi, selon ce journaliste, « il est faux » de dire qu’ont été enlevés dans les trains allemands « les ornements de cuivre pour en faire des obus ». Plus tard, l’interview d’un « membre très influent de la municipalité [de Stuttgrart], gros industriel, M. D…, qui m’a prié de taire son nom » est l’occasion battre en brèche les rumeurs de famine concernant l’Allemagne :

« Vous avez gouté du pain de guerre, vous avez vu qu’il est servi en abondance, et que presque partout on vous donne en même temps du pain blanc. Le beurre est abondant, la viande très bon marché, en un mot, la vie économique est tout à fait bon marché. »

Même si l’article précise plus loin que « les classes ouvrières » ne sont pas épargnées par les difficultés, de tels propos publiés en novembre 1915 étonnent et on en vient à se demander comment ces numéros de L’Ouest-Eclair ont passé la censure.  L’explication en est simple et prend justement sa source dans le registre de vérité adopté par l’auteur, posture censée susciter la confiance et contraster avec cette presse s’adonnant volontiers au « bourrage de crâne ». En effet, le correspondant particulier se livre avec ce long reportage à une pédagogie particulièrement subtile que l’on pourrait décomposer en deux volets.

Carte postale, collection particulière.

Le premier consiste à rappeler la justesse de la position de la France, pratiquant une guerre défensive face à l’agression du militarisme allemand. Celui-ci est d’ailleurs vigoureusement dénoncé dans les multiples références à la crainte, largement tournée en dérision, de l’espionnite éprouvée par l’Allemagne, sentiment qui amène d’ailleurs l’auteur à être incarcéré quelques temps dans une prison de Karlsruhe.  Ainsi, il est clairement rappelé, ce qui explique le visa de la censure, que

« Le peuple allemand a voulu la guerre, il la veut encore malgré ses souffrances. Et il se plie docilement à toutes les mesures, il donne tout ce qu’on exige de lui. C’est l’une des caractéristiques du caractère populaire germanique que ce respect qu’il porte aux ordres venus d’en haut. »

Mais, et c’est là tout l’intérêt de cet article, ce propos au final assez classique de l’envoyé spécial de L’Ouest-Eclair se double d’un second volet au message explicite : la guerre va encore durer. Ainsi, le reportage avance que si « on perçoit nettement des symptômes d’épuisement » outre-Rhin, « cet épuisement en est seulement à son début et l’Allemagne tiendra encore longtemps encore ». Et comme si l’auteur voulait atténuer l’effet de son propos, il termine son article en expliquant que « connaître son adversaire et sa valeur, c’est déjà un élément de victoire dans une guerre moderne ».

Erwan LE GALL

 

1 Le premier article est publié le 13 novembre 1915, le dernier le 16.