Un hôpital rural « modèle » ? L’hôpital auxiliaire de Mordelles en 1914-1915

« Cette organisation m’a ému et émerveillé » : ainsi s’exprime, le 2 octobre 1914, le rédacteur d’un article de L’Ouest-Eclair, l’ancêtre de Ouest-France, en évoquant l’hôpital de Mordelles, présenté comme un modèle d’« hôpital rural » dans l’édition du lendemain. Un hôpital à Mordelles, modeste chef-lieu de canton d’Ille-et-Vilaine sur le déclin1, à une quinzaine de kilomètres au sud-ouest de Rennes ? L’information pourrait surprendre. Elle n’a rien de très extraordinaire à dire vrai, dans cette France de 1914 où nombreux sont encore les « hospices » – ainsi qu’on les nomme – dans les chefs-lieux de canton ruraux, parfois dans les simples bourgs : c’est par dizaines qu’on compte alors en Ille-et-Vilaine les établissements de ce type en général tenus par des religieuses.

Cette carte postale semble figurer des soldats convalescents. Collection particulière.

Pourtant, dans le cas présent, cet hôpital sort bien du commun : il s’agit en effet, dans le contexte de guerre que connait la France depuis quelques semaines, d’une création ex-nihilo due à l’initiative privée de quelques personnes.

Aux origines de l’hôpital auxiliaire n° 304

Dans son livre de paroisse, le curé de Mordelles en attribue l’idée à Cécile Le Gonidec de Traissan, épouse d’Olivier de Farcy, neveu du maire et châtelain de La Ville-du-Bois. « Désireuse de payer son tribut à la guerre » écrit l’ecclésiastique, elle serait venu « lui soumettre son idée d’organiser une ambulance militaire », ambulance au sens qu’on donne alors à ce terme, celui d’hôpital militaire. Et le curé « de lancer l’affaire en en parlant du haut de la chaire, le dimanche suivant ». Une affaire rondement menée : « en quelques jours, l’école libre des filles est mise en état pour recevoir trente blessés » tandis que l’on prend des mesures pour que la rentrée des classes puisse se faire « quand même à l’époque fixée, mais dans les locaux préparés pour une école maternelle ». Rapidement, à ces premiers locaux, on en associe de nouveaux dans les bâtiments réunissant l’école communale de garçons, la justice de paix et la mairie, formant ce que, dans le jargon militaire du temps, on qualifie d’hôpital auxiliaire (HA), ici l’HA n° 304, qui deviendra l’HA n°11 en 1915.

La modeste structure est dirigée par le Dr Eugène Schwœbel, un médecin originaire de la Marne, installé à Amélie-les-Bains dans les Pyrénées-Orientales mais qui, après son mariage avec une Rennaise – fille d’un des fondateurs du journal L’Ouest-Eclair –, a l’habitude de passer l’été dans la propriété familiale. Il est épaulé par toute la bonne société de la commune ou des environs : Mme Olivier de Farcy, bien entendu, mais aussi Mme de la Bourdonnaye de Blossac qui vient depuis son château, « à bicyclette souvent » nous dit le curé, « tous les jours consacrer trois à quatre heures à nos soldats », ou encore les épouses des deux médecins etc. Dans le même temps, les dons affluent, en argent ou en nature, de Mordelles bien sûr, mais aussi des communes des environs, Bréal, Cintré, Chavagne.

Carte postale. Collection particulière.

Des soldats convalescents de toutes origines

L’implantation d’un hôpital ici ne tient cependant pas seulement à l’initiative de ces quelques personnes de bonne volonté. L’hôpital auxiliaire n° 304 ne peut voir le jour qu’en raison de la présence d’une ligne de chemin de fer et d’une gare dans la commune, en l’occurrence celle du tramway du réseau départemental reliant Rennes à Plélan-le-Grand : on ne peut à cette date imaginer transporter des dizaines de blessés autrement que par le train même si ceux qui viennent à Mordelles sont de ceux qui ne demandent pas trop de soin. Pour la plupart, ils ont en effet d’abord été soignés à Rennes, notamment à l’hôpital complémentaire n° 1, implanté dans le lycée des garçons – l’actuel lycée Zola –, et ne viennent ici qu’en convalescence.

Qui sont ces militaires convalescents ? Il n’y a guère de profil type : on trouve parmi eux de jeunes conscrits comme des réservistes ou des territoriaux. Par ailleurs, comme l’écrit le curé de Mordelles, « tous les régiments de France et des Colonies se trouvent presque représentés dans nos ambulances » : si les fantassins sont les plus nombreux, en toute logique – parmi lesquels des chasseurs à pied, des chasseurs alpins ou des tirailleurs nord-africains –, on trouve aussi des artilleurs, des cavaliers – dragons, cuirassiers ou hussards –, des sapeurs et même, fin 1914, des fusiliers-marins, rescapés des combats de Dixmude. « Au point de vue religieux, c’est le même mélange » s’enorgueillit l’ecclésiastique : « de bons chrétiens, des indifférents, des juifs, des musulmans et même des impies notoires », implicitement moins fréquentables à ses yeux donc que juifs et musulmans... Parmi les quelque 500 soldats accueillis en 1914-1915, l’on compte en effet une cinquantaine de tirailleurs marocains ou tunisiens, tel cet « Africain » décrit par le journaliste de L’Ouest-Eclair alors qu’il se félicite de la nourriture : « Bon cousse cousse ». Nul doute d’ailleurs que ce furent là parmi les premiers – sinon les premiers… – ressortissants d’Outremer jamais venus à Mordelles2.  

Des centaines de blessés soignés en l’espace de 13 mois

Le nombre de militaires présents ici varie d’un mois à l’autre, au gré des opérations sur le front, des guérisons et des retours de ces soldats vers leurs dépôts et les premières lignes aussi. L’on compte ainsi 42 arrivées en septembre 1914, au moment de la mise en place de l’HA n° 304 – les premiers étant signalés le 16 de ce mois. 77 suivent en octobre, 57 en novembre, 57 à nouveau en décembre, par vagues successives et de manière fort irrégulière. Ils sont par exemple 13 à arriver le 10 janvier 1915, alors qu’ils étaient 38 le 6 du même mois ; pas un ne viendra ensuite jusqu’au 27 février : 22 blessés et malades débarquent du train ce jour-là. Les derniers semblent avoir été admis en août 1915. A cette date, seule une vingtaine de lits sur les 77 que compte l’hôpital sont occupés.

En mars 1915, l’une des deux « ambulances » – celle de la mairie – avait déjà été fermée, avant que le 13 avril, « les derniers soldats [ne] rentrent au dépôt », à Rennes, conduisant à une suspension de toutes les activités de l’HA n°11 pour quelques semaines. L’arrivée de nouveaux blessés en mai, juin et juillet surtout, suite à l’offensive lancée en Artois par le général Joffre, avait conduit à une réouverture, temporaire cependant. En août 1915, le Dr Schwœbel, cheville-ouvrière de l’hôpital mordelais, tombe malade, ce qui fait craindre au curé une nouvelle fermeture de la petite structure : il faut en effet faire venir de Rennes un médecin militaire, compliquant la tâche des autorités sanitaires.

La fermeture intervient en fait deux mois plus tard, le 28 octobre 1915 très précisément, « par manque de blessés ou malades peut-être », mais aussi et surtout selon le curé de Mordelles, « à cause de la maladie du docteur Schwœbel qui continue ». « Lui seul pourra en assurer la réouverture » écrit-il alors. Et d’espérer « que Dieu daigne donc lui donner force et santé », car « le départ des soldats privera [la paroisse] de précieux concours pour nos offices, spécialement en la personne de M. l’abbé Servoin », un prêtre-infirmier arrivé à l’HA n° 11 au cours du printemps 1915, et qui « dans les trois mois qu’il [y] a passés, a fait beaucoup de bien à l’ambulance et à l’église ». On le voit : les préoccupations du curé, qui n’a eu de cesse de se féliciter de l’assistance des blessés à la messe, ne sont pas, à cette date, purement médicales.

L'église de Mordelles. Carte postale (détail). Collection particulière.

Il n’en reste pas moins qu’en l’espace d’une douzaine de mois, de mi-septembre 1914 à fin octobre 1915, 476 militaires blessés ou malades ont été accueillis à Mordelles, illustrant ainsi que, si la Grande Guerre fut bien évidemment avant tout l’affaire des départements de la zone des opérations, les communes situées à l’arrière en subirent aussi les conséquences, de manière indirecte au moins. L’on vécut ainsi, à Mordelles comme dans nombre d’autres localités d’Ille-et-Vilaine et de Bretagne, la guerre certes par procuration mais très concrètement, soldats blessés mais aussi réfugiés de Belgique ou prisonniers de guerre allemands venant ici donner un visage au conflit en cours.

Au-delà de son seul cas, l’hôpital de Mordelles est aussi intéressant par ce qu’il révèle des lacunes de nos connaissances sur ces structures de soin de l’arrière. Certes, les précieux travaux de François Olier et Jean-Luc Quénec’hdu ont permis de dresse la carte de ces hôpitaux en Bretagne, dans l’Ouest et en France3. Certes, les archives recèlent en général de longues listes de soldats blessés ou malades admis au fil des semaines et des mois4. Mais les connaissances fines sur le fonctionnement au quotidien de ces institutions manquent en général, faute de sources : qui sont les soignants ? Que pensent les soldats admis dans ces hôpitaux de la vie qu’ils y mènent ? Quel regard portent-ils sur la population locale ? Faute de sources – notamment parce que la plupart des soldats soignés, en Bretagne comme ailleurs, ne sont pas originaires de la région qui les accueille pendant quelques semaines –, ces questions restent souvent sans réponses : c’est de ce fait en Bourgogne, en Provence, à Paris, en Aquitaine qu’il conviendrait d’aller pister dans les carnets, journaux ou lettres les descriptions des hôpitaux bretons, une tâche à la fois longue et d’un rendement pour le moins aléatoire.

Il faut donc le hasard d’un livre de paroisse comme à Mordelles, d’une correspondance publiée, d’un conflit entre autorités médicales et municipales comme à Vitré en 1914-1915 pour que l’on puisse entrouvrir les portes de quelques-uns des dizaines d’hôpitaux complémentaires, auxiliaires, temporaires ou bénévoles qui fleurirent en Bretagne de l’été 1914 à la fin de la Grande Guerre5.

Yann LAGADEC et Anne-Marie NEDELLEC6

 

 

1 Entre le milieu du XIXe siècle et 1911, la commune a perdu 15 % de sa population, malgré l’arrivée du train, alors que L’Hermitage ou Le Rheu, autres communes du canton, ont vu la leur croître légèrement, grâce au développement d’activités agro-industrielles. 

2 Sur ces questions, voir GUYVARC'H, Didier et LAGADEC, Yann, Les Bretons et la Grande Guerre. Images et histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.

3 OLIER, François et QUENEC'HDU, Jean-Luc, Hôpitaux militaires dans la guerre, 1914-1918. Répertoire général. Tome 1 France nord-ouest, Louviers, Ysec, 2008.

4 Pour les hôpitaux de la 10e région militaire (Côtes-du-Nord, Ille-et-Vilaine et Manche), elles se trouvent aux Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, série 2 R.

5 Sur ce point, voir GARREAU, Georges, La vie d’une commune pendant la guerre. Vitré, 1914-1918, Rennes, Imprimerie de l’Ouest, 1932. Nous renvoyons par ailleurs à la correspondance de BENARD, Henri commandant, De la mort, de la boue, du sang. Lettres d’un fantassin de 14-18, Paris, Grancher, 1999, qui est soigné à Saint-Malo à l’été 1915 et dont les lettres permettent de saisir une partie de la vie d’un blessé en Bretagne.

6 Une première version de cet article est paru sur le site http://www.lemordelais.fr/journal.html