Une crise des « migrants » en Bretagne à l’été 1914 ?

La presse locale titrant sur « l’accueil empressé » fait en gare de Rennes aux 1 600 réfugiés, un « éloquent appel du préfet » pour permettre leur prise en charge rapide, un courrier du même annonçant la création d’un « office des émigrés » en préfecture, demandant surtout l’aide des municipalités pour accueillir ces populations chassés par de chez eux par les combats : telle est la situation en Bretagne il y a 101 ans, à quelques jours près. C’est en effet à compter du 27 août que L’Ouest-Eclair rend compte de cette arrivée massive de « réfugiés » – on ne parle pas alors de « migrants »… – dans l’Ouest en général, en Bretagne et en Ille-et-Vilaine plus particulièrement1. En quelques jours, ce sont plusieurs milliers d’hommes, de femmes, d’enfants venus pour la plupart de Belgique et, hasards des répartitions des flux migratoires, notamment de la région de Charleroi où le 10e corps d’armée de Rennes venait de livrer, les 21 et 22 août, des combats particulièrement sanglants ; en tout, de l’ordre de 10 000 réfugiés débarquent en gare de Rennes en l’espace d’une dizaine de jours2. C’est cet afflux qui, avec le transit de troupes vers le front et le passage de blessés évacués en Bretagne vers les hôpitaux de l’arrière, pousse d’ailleurs, quelques semaines plus tard, à la création de l’Œuvre du ravitaillement gratuit en gare de Rennes3.

Carte postale. Collection particulière.

Dans le même temps, on se mobilise, dans la moindre commune, afin de préparer, au mieux, l’accueil de ceux qui ont fui la « barbarie » qu’incarneraient les troupes allemandes4. A Chelun par exemple, petite commune d’à peine 600 habitants du canton de La Guerche, aux confins de l’Ille-et-Vilaine et de la Mayenne, le maire annonce dès ce 27 août à ses administrés l’arrivée prochaine d’un « certain nombre de Belges obligés de fuir l’invasion allemande »5. Les choses ne se précisent cependant que le 30, lorsque l’édile, par un nouvel avis, rend compte de l’arrivée imminente de ces « Belges composés en grande partie de femmes, d'enfants et d'hommes non mobilisables [qui] ont dû fuir devant l'occupation de leur pays par les Allemands » : « beaucoup ont dû abandonner leur maison la nuit sans avoir même le temps de se vêtir fuyant devant l'incendie de la maison et de toute la fortune » écrit-il, non sans rappeler qu’ils sont pour « la plupart victimes des atrocités et des mauvais traitements des Allemands ». Le temps presse en effet : un nouveau convoi de réfugiés est arrivé en gare de Rennes le 29 et 375 d’entre eux ont été dirigés « par les tramways à vapeur sur Châteaugiron et La Guerche », les autres sur Janzé et Retiers en « chemin de fer », non loin de Chelun donc.

Pourtant, si le 1er septembre « tout le monde attend les Belges annoncés » ­– « ils devraient être bien accueillis » d’ailleurs, précise le secrétaire de mairie –, si le 3 celui-ci dit recevoir « chaque jour à la mairie de nouvelles demandes de Belges » de la part d’habitants souhaitant en héberger, si le 4 « il y a encore de nouvelles demandes », il doit constater amèrement qu’à cette date, « nous attendons toujours les réfugiés belges ». Et si dans la commune voisine de Martigné-Ferchaud, « 84 émigrés des Ardennes et de Belgique sont annoncés et sont reçus à la gare par les autorités religieuses et civiles » le 29 août, si le recteur de Retiers dit que la commune « reçut toute une colonie de réfugiés, environ 200, originaires en majorité de la province de Namur », si le 5 septembre 1914 à La Guerche, « un train nous amena 57 [réfugiés], hommes, femmes, enfants » – « Dans quel triste état ! » –, si le 8 septembre, l’on compte à Vitré 59 « émigrés belges » selon la formulation du maire, Georges Garreau, 5 russes et 69 français, il semble bien qu’aucun de ces réfugiés ne vient s’installer à Chelun au cours des trois premiers mois de la guerre, causant ici une vraie déception6.

De manière très significative d’ailleurs, à l’autre bout du département, le Dr Leroy, maire de Bédée, dans le canton de Montfort-sur-Meu, dans les notes qu’il prend durant tout le conflit dans une sorte de « journal », parle de « nos réfugiés »7. « Nos » réfugiés : le choix de ce possessif en dit long. Dans ce secteur, c’est dans l’ancien couvent des ursulines de la petite sous-préfecture que les réfugiés ont dans un premier temps été accueillis. Le 28 août, le maire et conseiller général de Montfort, par ailleurs mobilisé comme capitaine dans l’intendance à Rennes, demande aux municipalités des environs de faire venir « de nombreuses voitures attelées à l’abbaye de Montfort-s[ur]-Meu pour prendre 250 à 300 réfugiés belges qui venaient d’y arriver ». « A deux heures, eut lieu à l’abbaye la répartition des groupes de ces pauvres réfugiés entre les diverses communes limitrophes », répartition qui « se continua le lendemain » explique le Dr Leroy, même si elle semble fort inégale d’une commune à l’autre, et sans rapport avec le nombre d’habitants : l’on compte ainsi plus de 80 réfugiés dans un premier temps à Hédée, une soixantaine à Gaël ou Médréac, mais seulement un à Treffendel ou à Bréal-sous-Montfort ; tandis que le canton de Montfort en accueil plus de 550, ils ne sont pas 40 dans celui de Plélan-le-Grand.

Les réfugiés dans l'arrondissement de Montfort-sur-Meu en 1914. Carte: Yann Lagadec.

De son côté, le Dr Leroy s’enorgueillit du fait que « tous ces réfugiés trouvèrent bon gîte et bonne table au bourg de Bédée ». Il précise que « le 1er mois de leur séjour ici ils vécurent – pour les repas – en popote : une sous le préau de l’école des garçons, une route de Montfort, dans une petite maison appartenant à M. Gesbert, entrepreneur, une autre route de Bécherel chez les époux Jean Aubrée et une 4e à l’hôtel Demay ». Par ailleurs, « quelques familles furent nourries par les personnes du bourg qui leur avaient gracieusement donné l’hospitalité ». De manière plus générale, « les habitants de la campagne apportèrent spontanément et gratuitement des légumes variés pour ravitailler ces pauvres malheureux (carottes, choux, oignons, pommes de terre etc.), quelques cultivateurs amenèrent de même fagots et gros bois, des fruits, d’autres prêtèrent de la literie, des draps etc., en un mot chacun s’évertua à pratiquer de son mieux la charité ». De ce fait, « nos recueillis conservèrent bon souvenir de leur séjour à Bédée ».

Tout n’est pas rose bien évidemment. Certains profitent en effet de la situation : dans son édition du 5 septembre 1914, L’Ouest-Eclair signale la condamnation par le tribunal correctionnel de Rennes d’un « faux Belge », poursuivi pour escroquerie et condamné à 6 mois de prison ferme pour s’être fait passer pour un réfugié afin de bénéficier de l’aide publique. Surtout, les relations finissent souvent par se tendre entre habitants et réfugiés. A Argentré-du-Plessis par exemple, selon le curé, si « la population avait accueilli ces infortunés avec d’autant plus de compassion qu’elle les croyait catholiques fervents », l’on déchante rapidement : « beaucoup de ces réfugiés belges de la partie minière de Charleroi n’étaient pas aussi chrétiens qu’on l’avait espéré ». « Il y eut donc sous ce rapport un peu de déception, mais point de découragement. On se mit à l’œuvre pour instaurer et catéchiser les enfants et jeunes gens, souvent plus ignorants au point de vue religieux que méchants, dans certaines familles des améliorations sensibles et même des conversions se produisirent ». Situation comparable à Retiers, aux confins de l’Ille-et-Vilaine et de la Loire-Inférieure : « au début, les relations entre nos paroissiens et nos frères de Belgique avaient été empreintes d’une grande cordialité » signale le curé.

«  Mais à mesure que le temps s’écoulait, la sympathie tendait à se refroidir. Il y avait sans doute parmi nos réfugiés beaucoup de braves gens et de chrétiens exemplaires. Cependant, originaires de la Wallonie, ils n’appartenaient pas à la partie la plus croyante du peuple belge. Déracinés, aigris par le malheur, ils n’en étaient pas devenus plus fervents, et plusieurs donnaient à nos paroissiens scandalisés une idée médiocre de la “Catholique” Belgique… Pour des motifs analogues, beaucoup répugnaient au travail ; après les services inappréciables qu’ils se flattaient d’avoir rendu à la France, ils prétendaient se faire entretenir à ne rien faire jusqu’à leur prochain retour dans leurs pays. La diminution des allocations les força cependant à se mettre à la besogne. »

Au total, conclut l’ecclésiastique, « on se sépara assez las les uns des autres, les Belges se plaignant de l’indifférence et de l’ingratitude des Français, les Français reprochant aux Belges leur chauvinisme, leurs exigences et leur paresse ; et ce fut avec un soulagement réciproque que s’échangèrent les adieux ». Le curé de La Guerche ne dit pas autre chose : la plupart des Belges, « de bonne heure, ont lassé leurs hôtes et peu à peu, les familles se sont débarrassées de leurs réfugiés ».

Carte postale. Collection particulière.

Comparaison n’est pas raison, ni en histoire ni ailleurs. Mais si cette discipline a ne serait-ce qu’une vertu, sans doute est-ce celle de nous amener à penser les phénomènes dans la (longue) durée, sans omettre cependant de les inscrire dans le temps dans lequel ils s’insèrent qui, seul, permet de leur donner sens.

Yann LAGADEC

 

1 Sur ce point, voir RICHARD, Ronan, La nation, la guerre et l’exilé. Représentations, politiques et pratiques à l'égard des réfugiés, des internés et des prisonniers de guerre dans l'Ouest de la France durant la Première guerre mondiale, Université de Rennes 2, thèse d’histoire, dact., 2004.

2 L’Ouest-Eclair, 30 août 1914. Après les 1 600 du 26 août, ce sont 1 000 réfugiés le 29, 3 à 4 000 le 30 août, redirigés vers Dinan, Saint-Brieuc et Redon, 2 000 à nouveau le 31 ; le 8 septembre, 500 nouveaux réfugiés arrivent, alors que 3 000 autres, abrités jusqu’alors sous les halles des Lices, sont envoyés le même jour vers Fougères, Redon et Vitré.

3 Sur ce point, SACHET, Claudia, « L’Œuvre du ravitaillement gratuit en gare de Rennes (1914-1919) »  in JORET, Eric et LAGADEC, Yann (dir.), Hommes et femmes d’Ille-et-Vilaine dans la Grande Guerre, Rennes, SAHIV/ADIV, 2014, p. 248-249.

4 Rappelons d’ailleurs que certaines des « atrocités allemandes », bien réelles mais largement instrumentalisées par la propagande alliée, ont pour théâtre les localités dans lesquelles combattent les unités venant du département, Arsimont, Auvelais et Tamines notamment, non loin de Charleroi. Le 70e RI de Vitré est entre autres directement impliqué dans des combats au cours desquels les troupes allemandes utilisent des civils belges comme boucliers humains. Sur cette question, voir HORNE, John et KRAMER, Alan, 1914. Les atrocités allemandes. La vérité sur les crimes de guerre en France et en Belgique, Paris, Tallandier, 2011, p. 75-77.

5 Sur ce sujet, voir LAGADEC, Yann, MEURET, Jean-Claude et RANNOU, Yves, Une entrée en guerre. Chelun, village breton, 1914-1915, Rennes, Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, 2013.

6 Archives diocésaines de Rennes, livres de paroisse de Martigné-Ferchaud, Retiers, La Guerche ; GARREAU, Georges, La vie d’une commune pendant la guerre (Vitré, 1914-1918), Rennes, Imprimerie de L’Ouest-Journal, 1932, p. 45-46.

7 Ce « journal » sera l’objet d’une communication de Claudia Sachet et Yann Lagadec lors du congrès de la SHAB qui se tiendra à Montfort-sur-Meu les 3, 4 et 5 septembre 2015.