Nantes, la Bretagne et la loi du 19 avril 1941

Si la mémoire est l’outil politique du temps présent, les légitimations basées sur le passé sont à géométrie éminemment variable tant les oublis sont nombreux, tout en ne devant rien au hasard. Emblématique est à cet égard la question des frontières de la Bretagne et plus particulièrement encore du « détachement » de Nantes et de la Loire alors inférieure. Dans la mesure où cette décision est imputée, c’est selon, à Vichy et/ou aux nazis, militer pour une Bretagne à cinq départements revient bien dans l’esprit de beaucoup à lutter contre le fascisme... On s’invente certes les combats que l’on peut, mais il n’en est pas moins intéressant de revenir aux sources pour faire, non plus de la politique, mais de l’histoire.

Carte postale. Collection particulière.

On se permettra toutefois de remarquer que la légitimation par le passé n’est pas systématique. Lorsqu’une délimitation administrative déborde largement les frontières de ce que devrait être en théorie la Bretagne, les protestations se font assez rares. Ainsi, nous n’avons pas connaissance de la moindre référence au traité de Compiègne signé en 867, acte par lequel Charles le Chauve concède au roi breton Salomon l’actuel département de la Manche, pour justifier les limites de la 10e région militaire. Que le 10e corps dit breton qui s’élance en 1914 sur la frontière franco-belge pour arrêter – avec le succès que l’on sait – les Allemands comprenne des unités tenant garnison à Cherbourg, Saint-Lô et Granville, autant de villes assurément normandes, ne semble froisser personne… Semblable réflexion pourrait d’ailleurs être conduite à propos de la 11e région militaire, qui englobe, elle, la Vendée.

Tel n’est en revanche pas le cas de la loi du 19 avril 1941 portant instauration des préfectures de région et « détachant » donc Nantes de la Bretagne, cette dernière étant placée sous domination de Rennes. Ceci ne semble d’ailleurs guère émouvoir L’Ouest-Eclair qui rappelle que « la répartition des départements en régions a été décidée de manière à obtenir un ensemble géographique dont les productions se complètent autant que possible les unes les autres »1. Ajoutons qu’il ne s’agit de surcroît pas d’une première. L’historien A. Hamon, pour ne citer qu’un exemple, montre par exemple bien que la grande enquête rurale de 1866 scinde la Bretagne en deux ensembles distincts : d’un côté le Morbihan, le Finistère, les Côtes-du-Nord et l’Ille-et-Vilaine, d’un autre la Loire-Inférieure rattachée à la Vendée et les Deux-Sèvres, sans que personne ne s’en émeuve2.

On pourra toujours arguer, et non sans raison du reste, que la manière dont est diffusée l’information n’est pas étrangère à ce manque de réactions. Dans l’édition de Rennes de L’Ouest-Eclair, la création des préfets régionaux est annoncée le 23 avril 1941 sur un ton très neutre, reproduisant la formulation du Journal officiel. Si la géographie est présente dans le propos, il est néanmoins moins question de Bretagne que de zone occupée3. Semblable remarque peut d’ailleurs être formulée à l’égard de la Dépêche de Brest du 23 avril 1941 qui, ne prenant même pas la peine de détailler les frontières de ces nouvelles aires de compétences, insiste en revanche sur « les pouvoirs étendus » de ces « super-préfets [qui] vont diriger 15 régions de ravitaillement »4. On notera d’ailleurs que cette nouvelle fait explicitement écho aux propos du maréchal Pétain relayés dans le même numéro du quotidien finistérien : « J’entends que les préfets fassent sentir leur autorité »5. L’intention est donc claire : affirmer face aux Allemands le pouvoir de Vichy en zone occupée. Or, face à ce qui relève bien, du point de vue de l’Etat français, d’une question d’unité nationale, ligne de démarcation oblige, le problème induit par ce morcellement administratif de la Bretagne apparaît pour le moins secondaire. De plus, l’instauration des préfets régionaux coïncide avec la révocation de nombreux maires et l’installation d’un grand nombre de conseils municipaux par Vichy, changements qui, à n’en pas douter, du fait de la proximité de l’échelon communal, sont au premier rang des préoccupations de la population. Sans compter, bien évidemment, les sujets aussi divers que les prisonniers, le ravitaillement, ou de manière plus générale la guerre elle-même, qui accaparent les esprits… Autrement dit, en avril 1941, le « détachement » de Nantes et de la Loire-Inférieure de la Bretagne n’est en aucun cas un événement.

Carte postale. Collection particulière.

Il serait pourtant hâtif d’affirmer que le découpage géographique résultant de cette loi suscite une satisfaction générale. En septembre 1943, le préfet Charles Donati en poste à Angers, après avoir remplacé Jean Moulin à Chartres, à la préfecture d’Eure-et-Loir, affirme ainsi sans ambiguïté, en première page de L’Ouest-Eclair : « Le retour de la Loire-Inférieur à la province de Bretagne ne se fera qu’à la paix »6. C’est donc bien la preuve d’un malaise certain puisque le haut-fonctionnaire est obligé de se justifier et d’avancer des garanties. Pour autant, le message ne doit pas induire en erreur. Certes, le préfet rappelle que « le gouvernement a voulu ardemment faire renaître les provinces françaises », propos qui à l’évidence fait référence à cette doctrine particulièrement floue qu’est la Révolution nationale. Mais le contexte dans lequel ces paroles sont prononcées est également très important. C’est en effet devant un parterre de « personnalités du monde agricole, industriel, commercial et administratif de la Loire-Inférieure » que s’exprime Charles Donati. Autrement dit, il est dans cette assemblée moins question de la « Bretagne éternelle » que de considérations économiques. Et ce qui, en définitive, semble poser problème est moins la question des frontières de la circonscription administrative que de son chef-lieu, autrement dit la vieille rivalité entre Rennes et Nantes.

De telles réalités semblent nécessaires à rappeler, non pour peser sur les revendications politiques de telles ou telles voix mais pour bien souligner que le récit véhiculé par les discours militants tend trop souvent à gommer les nuances, effacer les complexités, afin de gagner en efficacité. Or le propre de l’histoire en tant que science humaine est justement de rappeler que la description du réel, qu’il soit passé ou présent, ne peut se satisfaire de récits globalisants et de généralisations à l’emporte-pièce. Il en va de l’esprit critique. A ce propos, la question des frontières de la Bretagne offre d’ailleurs une nouvelle fois un bel exemple. En effet, si les départements du Finistère, de l’Ille-et-Vilaine, des Côtes-du-Nord et du Morbihan sont placés par le Gouvernement provisoire de la République française sous l’autorité du Commissaire de la République Victor Le Gorgeu, la Loire-Inférieure dépend elle de Michel Debré, Commissaire de la République en poste à Angers. C’est d’ailleurs là la poursuite du découpage employé dans la clandestinité, Nantes dépendant de la région militaire M2, les 4 autres départements de M3. Or affirmer qu’íl y a là la continuation de la politique de Vichy, c’est participer d’un discours mettant sur un pied d’égalité de Gaulle et Pétain, la Résistance et la collaboration.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

1 « Quinze préfets régionaux sont institués », L’Ouest-Eclair (édition de Nantes), 42e année, n°16215, 23 avril 1941, p. 1.

2 HAMON, Anthony, « Le miroir des notables ? L’enquête agricole de de 1866 en Bretagne », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 125-2, 2018, p. 177.

3 « Quinze préfets régionaux sont institués », L’Ouest-Eclair (édition de Rennes), 42e année, n°16215, 23 avril 1941, p. 1.

4 « Des super-préfets vont diriger 15 régions de ravitaillement », La Dépêche de Brest, 55e année, n°20826, 23 avril 1941, p. 1.

5 « Quand le chef de l’Etat parle aux paysans », La Dépêche de Brest, 55e année, n°20826…, op. cit., p. 2.

« Le retour de la Loire-Inférieure à la province de Bretagne ne se fera qu’à la paix », L’Ouest-Eclair, 43e année, n°16 944, p. 1.