Itinéraire d’un survivant du camp de concentration de Redl-Zipf : Paul Le Caër (1923-2016)

La vie de Paul Le Caër est passionnante à bien des égards. Déporté par mesure de répression au camp de Redl-Zipf, kommando de Mauthausen, elle permet de découvrir ce lieu méconnu du système concentrationnaire nazi. Mais, devenu porte-drapeau du souvenir de ce camp, elle permet aussi d’interroger les cadres sociaux qui, en définitive, permettent que soit portée la mémoire.

Par Cyril MALLET

 

En décembre dernier, la petite église de Tourgéville près de Deauville est comble pour rendre un dernier hommage à celui qui, toute sa vie durant, se sera battu pour que le souvenir de ses camarades de déportation demeure. En soi une telle affluence n’a rien d’exceptionnel eu égard à la position de notabilité acquise par Paul Le Caër, au terme d’une belle carrière de médecin-dentiste et d’un engagement sans faille pour le souvenir de Redl-Zipf, camp-satellite de Mauthausen où il est interné sous le numéro matricule 27 008. Pourtant, un tel parcours n’est pas sans interroger. Comment, en effet, un jeune homme arrêté par mesure de répression à l’âge de 19 ans et déporté en avril 1943 va-t-il devenir l’une des figures emblématiques de ce camp également appelé Schlier ?

Paul Le Caër. Cliché : UNADIF-FNDIR.

Un premier élément de réponse, évident, réside en sa survie. Sur les 994 hommes qui composent le transport parti le 16 avril 1943 de Compiègne et qui amène Paul Le Caër et ses compagnons d’infortune au bagne, seul 484, soit à peine plus de 48 ,5% reviennent1. Et encore, les statistiques ne disent pas combien de ces survivants décèdent dans les quelques années qui suivent leur retour, finalement vaincus par les séquelles de la déportation. Mais cette résistance physique et morale n’explique pas tout et ce sont bien « les cadres sociaux de la mémoire »2 de Paul Le Caër à Redl-Zipf qu’il faut interroger pour comprendre la position centrale dans le souvenir de ce camp qui sera plus tard la sienne.

Quel fut l’itinéraire mémoriel de celui qui passa une grande partie de la guerre derrière les barbelés du camps de concentration de Redl-Zipf et qui déplorait quelques mois avant sa mort d’être cloîtré dans une maison de retraite alors qu’il lui restait tant à faire pour la mémoire de ses camarades tombés sur le sol autrichien pendant la Seconde Guerre mondiale ?  En quoi son parcours de déporté rend-il possible son combat ultérieur pour le souvenir ?

 

Des années de guerre passées dans « un » camp de concentration

Résistant de la première heure, Paul Le Caër est arrêté par mesure de répression le 18 janvier 1943. Déporté en Autriche, il est interné trois mois au camp central de Mauthausen avant d’être transféré au kommando de Wiener-Neustadt, puis à Redl-Zipf. Là, une affectation au Revier lui offre non seulement de plus grandes chances de survie mais lui confère une position surplombante sur l’enfer, lui permettant de facto de devenir un témoin-clef.

De la Normandie à l’Autriche en passant par la Bretagne

Paul Le Caër, « jeune Breton exilé en Normandie »3 comme il se définit lui-même dans son dernier ouvrage, naît en 1923 dans une famille de boulangers de Bayeux originaire de Lanvollon dans les Côtes d’Armor. C’est au retour de vacances avec des camarades de lycée passées sur une île de l’archipel des Glénan qu’il apprend la déclaration de guerre alors qu’il n’a que seize ans. Vient ensuite immédiatement après la défaite de juin 1940 le temps du « bricolage héroïque », pour reprendre la savoureuse expression de J.-P. Azéma4. En effet, Paul Le Caër passe plusieurs mois à commettre divers petits actes de résistance : fabrication et distribution de tracts, messages aux aviateurs anglais, etc. :

« Devant l'avance allemande, en juin 1940, Claude part, sur les conseils de sa tante, se réfugier en bicyclette à Thury-Harcourt. Chemin faisant, par la petite route, il aperçoit dans un fossé des armes abandonnées par les soldats français […]. Il informe ses deux copains dont il a le plus confiance Pierre et Paul. Les armes sont emmaillotées et graissées, puis enterrées dans le sol d'une petite cabane de chasse dans un petit bois près du bourg d'Hamars. En août 1941, nous partons à bicyclette cinq camarades, dont Claude Lemarchand, mon frère André, engagé volontaire pour la durée de la guerre, lequel vient de rentrer des armées, mon jeune cousin Marcel et un jeune lorrain du lycée pour travailler dans une ferme en Bretagne, près de Lanvollon où habite ma famille […]. Nous en profitons pour créer un petit maquis, pour redonner le moral aux habitants. Un jour, nous sommes arrêtés sur une plage pour avoir tracé des messages aux aviateurs anglais avec des cailloux, mais sans suite ! Pendant nos rares moments d'inactivités, nous faisons le projet de remonter, à notre retour de Bretagne, la mitrailleuse lourde sur trépieds (Hotchkiss) afin de vérifier son bon fonctionnement. Nous possédions aussi sept fusils de guerre Lebel et des munitions en grand nombre. Un bien joli trésor de guerre lequel nous faisait régulièrement rêver. La solution était trouvée, mon frère André breveté mitrailleur et fusil-mitrailleur accepte de tout remettre en état à condition de ramener le matériel sur Caen, car il habite Saint Lo. La première tentative de transport à bicyclettes et remorques est un échec, car après deux kilomètres, les roues des remorques plient et le matériel se retrouve sur la route, heureusement sans témoins. »5

Lanvollon, berceau de la famile Le Caër. Carte postale. Collection particulière.

Paul Le Caër devient membre du mouvement « Libération-Nord » à la fin de l’année 19416 et intègre un an plus tard le réseau de renseignement « Cohors-Asturies ». Le 15 janvier 1943, est une date importante pour lui. Ce jour-là, un chasseur de la Royal Canadian Air Force s’écrase à proximité de Bayeux. Le pilote est tué dans l’accident. Trois jours plus tard, la population se rassemble pour inhumer la victime mais au cours de la cérémonie, un officier allemand intime d’enlever les fleurs déposées par les présents. N’obtenant aucune réaction, 132 personnes seront arrêtées, dont Paul qui est interpellé à son lycée7. Amené à la prison centrale de Caen, il y reste trois semaines avant d’être transféré à Compiègne puis d’être envoyé par train, le 16 avril 1943, au camp de concentration central de Mauthausen où le convoi arrive deux jours plus tard. Il y reste trois mois en quarantaine avant d’être envoyé, fin juillet, pour le camp annexe de Wiener-Neustadt8 :

«  … trois mois de jours vides et sans espoir […], à vivre couchés comme des sardines, pratiquement sans pouvoir se laver, sans savon ni serviette. La nourriture : des courges pendant tous ces mois ; le pain du soir est volé pour partie par les bandits que sont les chefs de la baraque ou les chefs de chambres, tous des droits communs allemands, autrichiens sortis des prisons, mais appartenant à la race supérieure pour les dresser. Oui, ces meurtriers ou autres sadiques sont les délégués des SS ayant le droit de vie ou de mort sur les sous-hommes que nous sommes devenus. »9

Paul Le Caër ne reste que quelques mois à Wiener-Neustadt et est transféré le 9 novembre 1943 au camp de Zipf, ouvert à peine quelques semaines plus tôt.

Dix-neuf mois d’enfer dans le camp annexe de Zipf alias Schlier

Le camp annexe de Redl-Zipf (nom de code Schlier) est ouvert à Zipf, petite commune brassicole de Haute Autriche située sur la ligne de chemin de fer Salzbourg – Vienne. Le village se trouve à proximité de la ville de Vöcklabruck et du nœud ferroviaire d’Attnang-Puchheim. C’est en 1831, que Friedrich Hofmann acquiert la propriété sur laquelle se trouve l’actuelle brasserie Zipfer Bier et qu’il décide d’y implanter un centre de bains de boue. Vingt-sept ans plus tard, l’établissement est vendu aux enchères et l’acquéreur, Franz Schaup, décide d’utiliser l’eau de la rivière toute proche pour implanter une brasserie, brasserie encore très réputée aujourd’hui10.

Sous-bocks Zipfer Bier. Collection particulière.

A partir de l’année 1942, les défaites allemandes, tant dans les airs, sur terre que sur mer, se succèdent : capitulation de l’Afrikakorps en Afrique du Nord, recul sur le territoire soviétique après la défaite de Stalingrad, etc. C’est dans ce contexte qu’en juillet 1943 les scientifiques allemands arrivent à convaincre Adolf Hitler de produire en nombre l’arme qu’ils mettent au point depuis plusieurs années, le missile V2. Comme l’écrit Günther Sturm : « Le V2 devient l’objet de prestige et porteur d’espoir dans cette guerre des nationaux-socialistes vouée à l’échec »11. Ces Vergeltungswaffen (en français, « armes de représailles ») sont produites par une main d’œuvre corvéable à merci et quasi gratuite : les déportés des camps de concentration. Trois lieux sont alors identifiés pour produire ces armes : Friedrichshafen, Peenemünde et Wiener-Neustadt. Rapidement, ce choix va se montrer peu judicieux. Les Alliés ne tardent pas à frapper deux de ces trois centres construits à ciel ouvert. Du côté de la Baltique, Peenemünde est bombardé les 17 et 18 août 1943 dans le cadre de l’Opération Hydra et Wiener-Neustadt, en Autriche annexée, subit le même sort quelques jours auparavant. René Mangin, un survivant de Zipf, rapporte l’expérience vécue lors de ce bombardement :

« Le 13 août 1943, de 13h50 jusqu’à 14h30, cinquante avions Liberators lancent des bombes explosives et incendiaires, surtout sur l’usine d’aviation où nous étions. Il y eut 134 morts dont 26 étrangers requis au travail obligatoire, 128 blessés graves et 806 légers. Aucun déporté ne fut touché. » 12

Le 26 août 1943, décision est prise par les hiérarques nazis de transférer la production des « armes nouvelles » sous terre, à l’abri des bombardements. « C’est ainsi que l’Allemagne, l’Oberdonau mais également bon nombre de pays conquis ouvrirent des centres souterrains de production destinés à l’industrie d’armement » sous la tutelle de Hans Kammler, nazi convaincu et membre du NSDAP depuis le début des années 19313. Le camp de concentration de Mauthausen va, dans le contexte de cette « fièvre de caverne »14, évoluer et passer d’un camp dont l’activité principale était le terrassement et l’extraction de pierres dans les carrières situées à proximité, ou bien encore celles proches de Gusen, à la production d’armes. Concrètement, deux catégories de projets sont définies : les projets concernant les « mesures A » devant être implantés dans des lieux déjà existants et ceux concernant les « mesures B » qui, pour leur part, sont cachés dans des galeries encore à creuser :

« Les dix projets du groupe A seraient édifiés dans des espaces souterrains immédiatement accessibles, grottes naturelles ou mines. D’une superficie totale de 240 000 m², ils devaient être achevés en huit semaines mais le 31 mai 1944, les trois quarts seulement des superficies planifiées étaient terminés et les travaux se poursuivirent jusqu’à l’été 1944 […].  Chaque installation souterraine du groupe B devait offrir une superficie allant de 40 000 m² à 60 000 m². Dans ce cas, les travaux de construction devaient être achevés à la fin de l’année 1944. »15

C’est dans ce contexte qu’est ouvert le camp de Redl-Zipf le 11 octobre 1943, en tant que camp satellite de Mauthausen, et que les premiers déportés arrivent dans ce petit village du Salzkammergut.

Salzkammergut. Carte postale. Collection particulière.

Le 9 novembre 1943, le convoi de Paul Le Caër arrive à la gare de Zipf en provenance de Wiener-Neustadt. Ce camp a, au moment de son arrivée, quelques semaines d’existence puisqu’il est officiellement ouvert le 11 octobre précédent. Les 103 premiers déportés arrivent douze jours avant cette date afin de mettre en place ce nouveau kommando annexe du camp central de Mauthausen.  Grâce aux nombreuses archives encore existantes, il est assez aisé de faire une photographie à un moment donné des déportés passés par Zipf. Les listes de transfert de déportés d’un camp à un autre contiennent des informations assez précises. En travaillant sur celle concernant le transport du 13 octobre 1943, on se rend compte que la population arrivée par ce convoi est assez jeune puisque l’âge moyen des 48 déportés est de 29,45 ans. Cette information n’est pas anodine et est à mettre en relation avec la première période de ce camp16 pendant laquelle le centre d’essai des V2 est construit. Eu égard à la nécessité de disposer rapidement des « armes de représailles », une population jeune et donc plus forte physiquement était nécessaire pour mettre en activité sans tarder ce centre d’essai.
La liste de transport du 13 octobre permet également de découvrir la date d’arrivée des déportés dans la nébuleuse concentrationnaire de Mauthausen grâce au numéro matricule des hommes, numéro non pas tatoué comme c’est le cas à Auschwitz mais gravé sur un morceau de métal que le déporté doit porter au poignet telle une gourmette. Le déporté ayant le plus petit matricule est celui qui a passé le plus de temps dans l’enfer de Mauthausen. En ce qui concerne notre liste, il s’agit d’un jeune Espagnol de 27 ans. En croisant avec d’autres sources, on apprend que cet homme est arrivé dans le camp central le 22 juillet 1941. Au contraire, l’homme de ce convoi arrivé le plus tardivement dans ce complexe concentrationnaire est un déporté russe de 28 ans. Il serait arrivé à l’été 1943.

Enfin, la liste montre la nationalité des 48 hommes de ce convoi. On remarque que les Républicains espagnols (16 hommes), les Soviétiques (12 hommes) et les Polonais (11 hommes) sont les plus représentés. Croiser cette information avec une autre archive, le Livre des morts17, est alors essentiel puisque ce document rapporté en France par Paul Le Caër en 1945 (caché sous ses vêtements) montre que la première période a été la plus mortifère :

« L’étude du nombre de décès par mois d’existence du camp de Zipf met en évidence deux pics de décès, à l’hiver 1943-1944 ainsi qu’à l’hiver 1944-1945. Il est certes évident que les conditions climatiques ont accéléré les choses, l’hiver étant particulièrement rigoureux dans cette partie de l’Autriche. Lors des seuls mois de novembre, décembre 1943 ainsi qu’en janvier 1944, 186 victimes sont comptabilisées à Schlier, soit 70 % des décès officiels au total. Ainsi, les trois quarts des victimes de ce kommando sont-elles décédées dans les quatre premiers mois d’existence du camp. »18

La nationalité est vraisemblablement la cause du transfert du déporté vers le camp de Schlier lors de cette période mortifère. En comparant les données de la liste du transport du 13 octobre 1943 à celles présentées sur le Livre des morts, on remarque en effet que le nombre de décès est plus significatif pour les Russes et les Polonais. D’autres listes de transport permettent de voir quelles autres catégories de déportés sont passés par le petit camp du Salzkammergut : des Grecs, des Croates, des Albanais, des Lettons, des Tziganes, des Asociaux, des homosexuels, des Juifs mais également des Allemands et des Autrichiens. On remarquera également qu’un ancien membre de la Wehrmacht est déporté le 25 octobre 1943 à destination de Zipf.

Monument aux victimes de Mauthausen. Carte postale. Collection particulière.

Paul Le Caër est un témoin clé en ce qui concerne Zipf. Quelques semaines après son arrivée, en raison des cadences infernales, son état de santé se détériore. Ainsi peut-on lire dans son autobiographie, écrite à la troisième personne :

« Il souffre d’un œdème de carence ; ses membres inférieurs ulcérés par les coups, reçus à Wiener Neustadt, ont enflé, les jambières de son caleçon de mauvaise fibranne lui compriment les chairs provoquant des souffrances intolérables. Il est obligé de couper le tissu, ça le soulage mais ce n’est pas la panacée. Il se donne 4 ou 5 jours encore avec la même équipe puis il doit essayer d’entrer à l’infirmerie. Si on le refuse, il se couchera à même le sol en attendant la mort sous les coups de Gummi […]. Mais il faut tenir, serrer les dents. » 19

Il est donc transféré à l’infirmerie, qui se trouve à ce moment précis dans le bâtiment de la cuisine20, pour y être soigné grâce à l’aide du médecin déporté d’origine polonaise. Après avoir été soigné, le déporté breton peut rester à l’infirmerie en tant qu’assistant du médecin. Comme il le reconnaît après la guerre, cette fonction lui sauve la vie car il n’aurait pas pu survivre bien longtemps à la cadence imposée sur le chantier.

Trois commandants se succèdent à la tête du camp de Schlier : Georg Bachmayer, Karl Schöpperle. Enfin, Alfons Bentele. Ces trois SS convaincus, assistés d’une cohorte de nazis et de kapos plus brutaux les uns que les autres, font vivre aux déportés un véritable calvaire et imposent un rythme insoutenable, notamment lors de la première et de la troisième (et dernière) période du camp.  Le travail de creusement de galerie est éreintant et la nourriture quasiment inexistante. Les coups pleuvent du matin au soir et les déportés sont un peu plus affaiblis encore par les conditions climatiques de cette région autrichienne de lacs et de montagnes. Lorsqu’il pleut ou bien lorsque les déportés doivent nettoyer leurs habits souillés en raison de la dysenterie, ils n’ont aucun moyen de faire sécher ce qui leur sert de vêtement et doivent dormir avec un linge humide permettant aux maladies de sévir sur ces corps déjà très affaiblis.

Les conditions de travail sont pires encore et les premières souffrances arrivent dès le chemin rendu peu praticable et boueux et menant du camp au chantier alors que le déporté n’est pas même encore arrivé sur son lieu de supplice quotidien. Combien de déportés s’automutilent-ils pour éviter de retourner au travail ? Difficile de le dire puisqu’une peine de mort est prononcée à leur encontre. Combien sont emmenés jusqu’au Revier pour se remettre de ce difficile labeur ?

Dans la cour du camp central de Mauthausen. Bundesrchiv: Bild 192-207.

Depuis son poste à l’infirmerie, Paul est témoin de nombre d’événements tragiques vécus par ses compagnons de misère. Ainsi, il assiste indirectement au meurtre de plusieurs déportés par des SS, après que ces derniers aient battu les concentrationnaires ou bien par le biais de piqures intracardiaques administrées par le SDG21 :

« Au bout d’une vingtaine de minutes, le SS sort brutalement de la pièce et réintègre son casernement. Un quart d’heure plus tard, un corps nu sur une civière portée par deux kapos allemands prend la porte en direction de l’emplacement où les cadavres sont empilés dehors et à la vue des deux maisons assez proches. Yves pénètre à nouveau dans son fief, trouve les traces d’une narcose. Pour preuve, une seringue verre et métal de 10cc ainsi que le trocart servant à aspirer le liquide pleural dans la forme de pleurésie purulente […].Dès le calme revenu, lorsque le kapo a quitté l’infirmerie, Yves se faufile vers le dépôt des cadavres pour examiner le corps de ce jeune russe, Boudarenko Ivan, 20 ans, qui vient d’être assassiné. Avant d’être endormi, il s’est débattu. Pour preuves, il porte des traces profondes de liens aux poignets et aux pieds, son visage et ses lèvres ont bleui sous l’effet de l’injection intracardiaque de benzine. Si nous vérifions sur le livre des morts, sauvé par Yves, la cause de la mort est une pneumonie. »22

Divers assassinats par balle « après une tentative d’évasion » (selon la terminologie officielle) sont recensés dans le Livre des Morts. Cette cause d’assassinat est rarement conforme à la vérité. Des recherches aux archives de Bad Arolsen en Allemagne ont permis de retrouver le rapport d’assassinat du déporté soviétique Trofim Sokolow rédigé par son meurtrier, le garde SS Stefan Peschka. Ce document de plusieurs pages est intéressant et montre que pour chaque meurtre par balle après une tentative de fuite d’un déporté soviétique, un rapport devait être rédigé puis transmis au service berlinois intitulé « 14f9 ».

D’autres témoignages évoquent des méthodes de mort plus atroces encore. La première concerne un homme qui aurait été enseveli vivant au moment où les autres déportés coulaient le béton pour construire le centre d’essais. Les nazis ayant refusé d’arrêter les travaux, l’homme serait ainsi mort étouffé et reposerait toujours dans les murs du Bunker surplombant la brasserie. Malgré les différentes tentatives de Paul Le Caër après-guerre pour découvrir la vérité à propos de ce décès, aucune preuve n’a pu être apportée pour confirmer ce fait.

Un autre cas de mort terrible concerne deux déportés : Rudolf Schöndorfer et Franz Kedziora. Ce dernier fait le ménage chez l’un des SS et décide en l’absence de celui-ci de lui voler un uniforme pour s’enfuir. Cet acte pour le moins osé permet au déporté de s’échapper le temps de quelques jours grâce à la complicité de l’Autrichien Rudolf Schöndorfer. Une fois repris, le jeune déporté polonais est ramené à Zipf où il est d’abord battu avant d’être cuit vivant dans un autoclave jusqu’à ce qu’il dénonce son complice. Le second déporté subit alors le même supplice. Une fois décédés, la cause de leur mort est travestie par les nazis :

« Le fait s’aggrave car nous travaillions dans une usine secrète d’armement. Pour le forcer à parler, une idée morbide leur vient à l’esprit. Franz est assis dans un autoclave rempli d’eau (grande marmite pouvant cuire environ 200 litres de soupe), le feu est alors allumé. L’interrogatoire se poursuit avec cet homme commençant à cuire tout vivant. Ayant atteint les limites de sa résistance, au milieu de ses hurlements, il prononce le nom de son complice et ami. Rudi ne dormait certainement pas, lorsqu’ils sont venus le chercher... lui aussi subit l’autoclave, lui aussi hurla, s’évanouit, et les immondes brutes parachevèrent leur travail, en les étranglant avec les couvercles des marmites brûlantes. Maintenant, ils savaient tout de l’odyssée de Franz, de son passage à Vienne, chez la vieille mère de Rudi, qui lui avait remis argent et vêtements, puis de son voyage aux aguets jusqu’à 15 km des partisans yougoslaves mais hélas... un chien aboya dans la nuit. Ensuite la mise en scène habituelle, une corde au cou et un tabouret renversé. Au petit matin, je fus appelé pour constater le décès et établir le diagnostic officiel : Erhängt (pendu). L’état de leur corps me permit de reconstituer facilement la somme de leurs souffrances. »23

Les événements des derniers mois

Deux explosions survenues en 1944 ne sont pas sans répercussions sur le centre d’essai. Les deux évènements ont pour point commun de ne pas compter de victimes du côté des déportés,  mais seulement du côté des nazis.

La première explosion a eu lieu entre 22 heures le 28 février et minuit le 29 février 1944, «… à cette heure-là, nous les détenus, nous étions hors des tunnels pour la demi-heure de pause et la distribution de la gamelle de soupe. Cet accident fit 14 morts. »24

Des témoins évoquent plusieurs explosions. Aussitôt, les SS ordonnent aux déportés de se rassembler sur la place d’appel et très rapidement, la piste du sabotage est privilégiée même si le Gauleiter explique, dans un rapport daté du 3 mars 1944 destiné à Albert Speer, qu’une lampe serait à l’origine de l’accident. Après une enquête de la Gestapo, le déporté slovène Johann (Ivan) Godez est soupçonné et supplicié dans la nuit du 16 au 17 mars 1944. Des déportés peuvent voir à quel point l’homme a été battu. Paul Le Caër raconte que c’est le kapo nommé Käseberg qui met fin à la vie du jeune garçon de 23 ans25. Une mise en scène est alors décidée et mise en place par les bourreaux pour faire croire à un suicide par pendaison, comme le montre l’une des rares photographies prise dans le camp de Schlier.

Seize ou dix-sept victimes sont dénombrées lors de ce premier accident puis enterrées dans la petite ville voisine de Frankenburg26.

Carte postale. Collection particulière. Frankenburg.

Après quelques mois de reconstruction, le premier test de moteurs V2 est effectué devant un parterre d’officiels le 1er mai 1944. Pourtant, le 29 août 1944, une seconde explosion dans le centre d’essais fait plus de deux dizaines de victimes du seul côté nazi, quelques minutes  seulement après le début de tests sur des réacteurs. Une enquête est diligentée pendant laquelle sont constatées de nombreuses erreurs de construction du site et la cause retenue est l’accident. La fille du célèbre scientifique Hermann Oberth prénommée Ilse, fait partie des vingt-cinq victimes. Le lendemain de l’accident, les déportés, dont Paul Le Caër, sont envoyés à proximité du lieu de l’explosion afin de récupérer les restes des victimes. Toutes ne décèdent pas sur le coup. Certaines, très gravement brûlées mais encore en vie lorsqu’elles sont secourues, sont envoyées dans les hôpitaux alentours : Vöcklabruck, Wels et Linz. Le 2 septembre 1944, après une cérémonie de propagande organisée au cimetière de Vöcklabruck-Schöndorf pour glorifier l’ultime sacrifice de ces « héros », selon la propagande nazie, il est procédé à l’inhumation de manière tout aussi spectaculaire. Ainsi, le prêtre qui officie pendant cette cérémonie nous apprend par le biais de sa chronique27 que tous les cercueils sont portés en terre à la même seconde à 11h45. Une grande partie de ces victimes reposent toujours à l’endroit où elles ont été inhumées en 1944.

La remise en état et le déblaiement du Bunker s’opèrent rapidement entrainant de nouveau un rythme et des conditions de travail inhumaines pour les déportés mais plus aucun test ne seront fait à l’intérieur du camp.

De par sa situation géographique, le camp de Zipf est un endroit stratégique pour les SS. A la fin de la guerre, l’Allemagne est bombardée par l’aviation alliée. Ces mêmes alliés avancent vers Berlin et l’Allemagne nazie n’a plus d’autres choix que de transférer le maximum de déportés vers Mauthausen, endroit encore loin du front. Les marches de la mort font se déplacer des milliers de déportés vers le camp et ses annexes. En parallèle de ces marches meurtrières pendant lesquelles nombre d’hommes et de femmes meurent avant d’avoir atteint leur nouveau lieu de supplice, arrive à Mauthausen un kommando singulier appelé Kommando Bernhard. Cette équipe composée de plus de 140 déportés uniquement juifs arrive du camp de Sachsenhausen-Oranienburg, situé non loin de Berlin, et a pour mission de falsifier la monnaie britannique afin de créer de fausses coupures et faire imploser l’économie de ce pays28. Un film de 2007 est dédié à cette mission des plus secrètes sous le titre français Les Faussaires.

Le 13 avril, les déportés de ce kommando sont transférés de Mauthausen vers le camp de Schlier. La première de leurs missions est de descendre la monnaie déjà produite à Sachsenhausen, dans les caves de la brasserie. L’arrivée tardive de ces hommes à Zipf ne permet pas au Kommando Bernhard, appelé ainsi d’après le nom du SS en charge de cette équipe, Bernhard Krüger, de reprendre l’impression de la fausse monnaie. Quelques jours avant l’évacuation du camp, une grande partie de la monnaie et du matériel servant à la falsification est noyée au fond du lac Toplitz et sera d’ailleurs remontée au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle dans le cadre de diverses missions29. Deux faits importants sont à signaler en ce qui concerne ce kommando tout à fait singulier dans l’univers concentrationnaire nazi. Premièrement, le contact avec les autres déportés du camp de Zipf est totalement prohibé :

« Aux premiers jours d’avril 1945, la chambre B de la baraque n°2 est complètement isolée de son autre moitié. Sur un espace de cinq à six mètres autour de ce bâtiment, sont plantés des piquets de trois mètres de haut sur lesquels sont disposés des barbelés. De plus, de grandes planches sont clouées sur ces piquets afin d’isoler complètement cette moitié de baraque des autres détenus du camp de Schlier. Ces préparatifs derrière les palissades engendrent mystère et méfiance. »30

Un tel isolement est déjà de mise lors de l’arrivée de ces hommes au camp de Mauthausen. En effet, ils sont placés dans un Block de la quarantaine, le Block 20.

Dans le film primé à Berlin en 2007, il est question de l’assassinat par balle d’un déporté de ce kommando par un SS. Bien que l’assassinat soit véridique, c’est la méthode de liquidation qui est erronée. En effet, il y a bien eu meurtre de l’un de ces déportés dans l’enceinte du camp de Schlier mais l’exécution de Karl Süßmann après que celui-ci soit tombé malade est en réalité l’œuvre d’un SS qui décide d’abréger la vie de l’homme de 34 ans par piqure intracardiaque31. Fait étonnant, ce déporté israélite a droit à une véritable cérémonie d’inhumation.

L’arrivée des Américains dans la région de l’Oberdonau à partir du 3 mai 1945 oblige les nazis à évacuer le camp de Zipf le même jour. Après avoir été rassemblés sur la place d’appel par le commandant du camp, les quelques déportés encore au camp de Schlier sont évacués à pied vers le camp d’Ebensee où ils sont libérés quelques jours plus tard.

Paul Le Caër retourne quelques heures après avoir été libéré sur son ancien lieu de détention avant de rentrer en France en 1945, emportant avec lui le Livre des Morts.

 

Une bataille difficile à mener : le devoir de mémoire

Pour autant, et comme de nombreux survivants des camps, Paul Le Caër n’en a pas fini avec le système concentrationnaire nazi. Non seulement il lui faut se reconstruire et survivre aux séquelles du bagne mais il lui faut désormais combattre pour le souvenir, au nom notamment du devoir de mémoire32.

Les premières années après la Libération

Après sa libération officielle, Paul Le Caër passe encore une vingtaine de jours sur le sol autrichien. Fin mai, un avion l’amène de l’aéroport de Wels à celui de Merville, près de Lille. Il raconte l’accueil à son retour sur le sol français :

« En cours de route, Yves a lié connaissance avec un compagnon de misère. Ils sont aussi étonnés l’un que l’autre, de l’accueil qui leur est fait, ou, si vous préférez, qui ne leur est pas fait par les compatriotes. Après un mauvais sandwich desséché et un verre de gros rouge, on leur fait faire la queue pour obtenir un paquet de cigarettes, subir un interrogatoire et un examen radiologique des poumons, après quoi, ils reçoivent une carte de rapatrié, une fiche de transport mais Yves ne sait où aller. On leur donne aussi une chemise, un caleçon, le costume noir qu’ils endossent ne leur remonte pas le moral et pour finir, on leur remet un billet de mille francs en guise de viatique. »33

De Lille, Paul (alias Yves) se rend avec un autre survivant jusque Paris où il apprend le décès de son frère survenu le 6 juin 1944 lors du bombardement de Saint Lô. Retourné à Bayeux, il réapprend à vivre dans ce monde qui lui est devenu totalement inconnu. Il retrouve un cousin qui, lui, a vécu l’enfer de Buchenwald. Tous deux décident alors d’aller en direction d’Arromanches pour passer du temps ensemble et pour pouvoir évoquer leur expérience difficilement comprise par leurs proches.

Lors de la libération d'Ebensee, kommando de Mauthausen. Wikicommons.

Après ses études de médecine dentaire, Paul ouvre un cabinet dans la région de Deauville. Marié à Arlette, sa famille s’agrandit au fil des années avec la naissance de trois enfants, deux filles et un garçon. Il participe à la fondation de l’Amicale de Mauthausen34, dont il deviendra  vice-président. Bien que très pris par son activité professionnelle, Paul n’oublie pas ses anciens camarades d’infortune. Chaque année, il se rend en Autriche, à Mauthausen, pour assister à la cérémonie organisée dans l’enceinte de l’ancien camp. Il rend visite à plusieurs reprises à d’anciens déportés et va notamment en Pologne pour revoir le Dr Szlapka, le médecin polonais qui avait tout fait pour que Paul puisse rester à l’infirmerie en tant qu’aide. En 1982, apprenant la pénurie de médicaments qui règne alors dans ce pays et malgré le mariage dans les jours qui suivent de sa fille, il part en voiture avec une remorque chargée de produits pharmaceutiques récupérés auprès des hôpitaux de la région et de ses confrères. Après deux jours de route, il arrive à Varsovie et les médicaments sont distribués. Mission remplie,

« Yves est revenu seul de Varsovie. Il a réussi à pointer une heure avant le mariage de sa fille, Joëlle, après 1820 kilomètres. »

Paul Le Caër ne manque pas non plus d’être solidaire envers les survivants français puisqu’il les reçoit chez lui et les soigne gratuitement.

Dès sa libération Paul participe à l’arrestation d’anciens SS, notamment de l’ancien commandant de Redl-Zipf, Alfons Bentele. Celui-ci se cachait dans un château proche de l’ancien camp où il avait œuvré. Avec deux anciens déportés, il capture Bentele et le livre aux Américains, gardant au passage tel un trophée le poignard de ce SS.

Longtemps après la guerre, la justice américaine a recours au Breton, dans une affaire de suspension de nationalité. En mars 1987, alors que Paul est un jeune retraité, il reçoit un appel téléphonique de l’ambassade des Etats-Unis. Un juge américain, ayant appris que Paul venait de publier son premier recueil de souvenirs de déportation lui demande de venir témoigner contre un ancien SS de Schlier devenu citoyen américain dans le but de lui enlever cette nationalité acquise après une fausse déclaration à son arrivée sur le territoire états-unien.  Après trois heures d’interrogatoire téléphonique, le juge américain Michael Bernstein rencontre Paul à Perpignan, alors que ce dernier participe au congrès de l’Amicale de Mauthausen.

Couverture d'une brochure publiée par l'amicale de Mauthausen. Collection particulière.

Il est difficile de recenser tous les actes de Paul en faveur du devoir mémoriel tant ils sont nombreux après son retour de déportation. L’un d’eux, en revanche, mérite d’être relaté, il s’agit de l’érection d’un monument, à quelques dizaines de mètres de l’ancien lieu de souffrances et de mort, en mémoire des victimes du camp de Schlier.

L’érection d’un monument en souvenir des victimes de Zipf

L’érection de ce monument n’est pas chose facile à réaliser pour le survivant français tant la population autrichienne est peu encline à voir sous ses fenêtres les traces d’un passé qu’elle a mis tant de temps à enfouir.  Comme l’écrit le survivant dans son ouvrage « Les cicatrices de la mémoire » :

« De retour en France, Yves décide de piéger la municipalité du commando de Schlier car à son passage en Autriche, certains autochtones n’ont pas hésité à lui poser des questions sur des sujets restés tabous. Ayant photocopié toutes les pages du livre des morts du camp de Schlier, il les fait certifier conformes aux originaux avant de les adresser au maire du village avec une lettre d’accompagnement : ‘documents nécessaires pour vos Archives municipales des personnes décédées dans votre commune, non enregistrées sur vos registres’ […]. Quatre mois plus tard, la bombe ayant fait but, Yves est invité pour la Toussaint 1980 » […]. Naturellement, Yves ne manque pas le rendez-vous […]. Sont témoins de cette réunion mémorable : Monsieur le Maire, le curé assez âgé, un journaliste local qui ne prend aucune note, un jeune historien, délégué du Ministère de l’Intérieur et une institutrice autrichienne mariée à un Belge, devant servir éventuellement d’interprète […].  Le maire après d’aimables mots d’accueil fait part de l’inquiétude de son conseil municipal après avoir lu les documents […]. Le bourgmestre continue en parlant du calme qui règne  dans cette région. Il pose enfin la question « Was wollen Sie » (que voulez-vous ? ). La réponse d’Yves est prête : « Messieurs, je ne recherche personne, ni les responsables, ni les complices de ces meurtres. Mais, nous désirons notre amicale et moi même, édifier un monument pour perpétuer le souvenir du sacrifice de nos camarades et qu’il soit en principe placé aussi près que possible du lieu du travail forcé accompli ». Moment de stupeur ! Le maire pousse un soupir, l’air soulagé. « Monsieur, dit-il. Nous sommes en période préélectorale et, si, je dois avertir mes concitoyens de ce projet, je pense ne pas être réélu, car il existe une association d’anciens combattants dont nombreux ont été SS et elle est assez influente encore dans ce pays »36

Si la réticence des autochtones est grande, la volonté de Paul Le Caër l’est plus encore. Précisons du reste que cette quête paraît aujourd’hui aussi naturelle que légitime. Les archives nous apprennent en effet qu’en 1980, soit avant l’érection du monument de Zipf, il n’y a qu’une seule plaque commémorative que les survivants peuvent fleurir, une plaque posée en l’honneur des soldats autrichiens. Des vecteurs de mémoire aux pratiques, il y a parfois un gouffre.

Seule la détermination sans faille de Paul permet la concrétisation de ce projet. C’est ce qu’indique Michel Simon, lui-même déporté à Zipf, en 1984 dans le bulletin de l’Amicale :

« Le moins qu’on puisse dire est qu’il a quelques difficultés à se faire entendre. Mais son acharnement, sa passion et sa force de persuasion vont finir, semble t-il, par triompher […]. Nous ne pouvons ici entrer dans le détail des démêlés, des obstacles qu’il a fallu surmonter et qui, parfois, auraient pu engendrer une réaction de révolte qui n’aurait rien arrangé évidemment […]. A Redl-Zipf même, le projet s’est heurté à une évidente opposition des élus locaux. Apparemment, sous la pression de certains de ceux-ci, le curé du village, qui avait d’abord accepté de céder un emplacement pour la réalisation s’est rétracté. » 37

Face à toutes ces difficultés, Paul peut compter sur le soutien de la presse. La chaîne de télévision publique Österreichischer Rundfunk (ORF) présente le 1er novembre 1983 « der Archipel Mauthausen ». Des personnes sont interviewées, dont un responsable adjoint de la brasserie, Karl Guschlbauer qui est, semble-t-il, le commandant de la compagnie de la Wehrmacht qui gardait les galeries du camp de Schlier pendant la guerre :

« Il (l’ancien commandant de la Wehrmacht) a déclaré, non sans un effarant cynisme : ‘Les conditions de travail étaient évidemment très dures, car le temps pressait, mais on a donné un peu de nourriture à ces gens… On leur demandait de gros efforts… Tout était basé sur le rendement’. A la question qui lui était posé de savoir pourquoi il ne faisait jamais allusion à ce qui s’était passé là, il répondait : ‘Honnêtement, je n’en voyais pas la raison. Je suis vendeur de bière… Je dois protéger ma marque de bière, car je pouvais craindre que si, par hasard, on comprenait mal, cela pouvait lui faire tort. » 38

Ce reportage nous apprend également que le Maire du village précise qu’il a sciemment refusé de répondre aux demandes en rapport avec l’ancien camp de concentration :

« Quant au maire de Neukirchen an der Vöckla, Josef Hollerweger, qui préside aux destinées de Redl-Zipf, il a tout simplement expliqué aux journalistes de la TV autrichienne : ‘Dans la région de Zipf, on ne voulait plus du tout parler de ces choses… Nous qui avons malheureusement connu cette guerre, nous ne voulions plus en parler pendant les premières décennies qui ont suivi. Nous avons reçu des demandes du monde entier concernant l’entreprise Schlier, les usines d’armement des KZ, et c’est pour ça que nous n’y avons pas répondu’. »39

Quarante ans jour pour jour après l’évacuation du camp de concentration de Schlier, le monument peut enfin être inauguré. La lecture du bulletin de l’Amicale n° 222 de juin 1985 nous apprend que les déportés sont reçus par la nouvelle direction de la brasserie et quelques ingénieurs. Après une visite des tunnels, la délégation se rend dans la petite église du village où une messe est célébrée par trois prêtres dont l’abbé Jean Varnoux, ancien déporté de deux autres camps annexes de Mauthausen, les camps de Melk et d’Ebensee. Une cérémonie à la salle polyvalente du village clôture cette après-midi où les discours du Maire et de Paul Le Caër sont prononcés.

Plus de trente ans après cette inauguration, le souvenir de Schlier demeure en Haute Autriche.  En 2007, un célèbre auteur Autrichien, Franzobel, fait du camp de Schlier le sujet de sa pièce de théâtre Zipf oder die dunkle Seite des Mondes (Zipf ou la face obscure de la lune). Un des personnages principaux n’est autre qu’un certain Paul, dans lequel on reconnaît aisément Paul Le Caër. Enfin, en 2014, un an après le dernier voyage de Paul en Autriche, le Mauthausen Komitee Vöcklabruck décide de rendre hommage aux hommes décédés dans le camp de Schlier en installant, de chaque côté du monument de 1985, des plaques de métal sur lesquelles sont recensées le noms de tous les morts à l’intérieur du camp entre septembre 1943, date d’arrivée des premiers déportés et mai 1945, date de l’évacuation.

Le monument de Redl-Zipf. Wikicommons.

Survivant de Redl-Zipf grâce à une affectation qui lui permet d’avoir une vue surplombante sur le drame dont il est une des victimes, Paul Le Caër devient une figure éminente du souvenir de ce camp. Bien entendu, son investissement sans faille et ses multiples initiatives confèrent à lui donner cette position proéminente. Pourtant, gageons que s’il parvient à mener à bien l’épineux dossier du mémorial, c’est aussi parce qu’il est un témoin clef de cette histoire.

Quiconque souhaite travailler sur Mauthausen et le camp annexe de Schlier se doit de connaître les travaux de Paul. Il est à ce point incontournable que les Autrichiens décident de créer un prix Paul Le Caër, prix toujours décerné chaque année par le Mauthausen Komitee Vöcklabruck. Personnellement j’ai eu l’honneur d’être formé par lui au métier de chercheur. Nos différentes rencontres en France et en Autriche au cours des dix dernières années furent riches d’échanges et d’apprentissage pour l’universitaire que je suis devenu. Le parcours de Paul peut se résumer en un seul mot : « transmission ». Il était connu de beaucoup pour un avoir un caractère bien forgé, certainement l’un des stigmates de sa déportation mais également le secret de sa réussite dans des projets comme l’érection du monument situé dans le petit village de Zipf. Ce trait de caractère ne transparaissait nullement lorsqu’il était avec des jeunes désireux de reprendre le flambeau pour que ses camarades de Zipf ne soient pas oubliés après que lui-même ne décède un jour. C’est donc un grand merci que je me dois de d’adresser à cet homme exceptionnel. Merci pour son aide et sa gentillesse mais également sa confiance puisqu’il me fit parvenir des archives à plusieurs reprises, me demandant de faire les recherches qu’il n’a pas pu faire au cours de sa vie. Je n’oublie pas non plus son adorable épouse, partie quelques semaines après lui, qui a eu tant de patience à nous écouter des soirées durant évoquer Zipf et le monde concentrationnaire.

Cyril MALLET, doctorant ERIAC EA 4705

 

 

 

1 Livre-mémorial de la déportation par mesure de répression partie de France, Fondation pour la mémoire de la déportation, en ligne.

2 HALBWACHS, Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Félix Alcan, 1925.

3 LE CAËR, Paul, Mauthausen. Crimes impunis, OREP Editions, Cully, 2007, p. 13.

4 AZEMA, Jean-Pierre, « Des résistances à la Résistance », in AZEMA, Jean-Pierre et BEDARIDA, François (dir.), La France des années noires. (Tome 2 De l’occupation à la Libération), Paris, Seuil, 2000, p. 277.

5 http://lesamitiesdelaresistance.fr/lien17-le_caer.pdf

6 http://museedelaresistanceenligne.org/media5649-Paul-Le-Caer

7 LE CAËR, Paul, Mauthausen. Crimes impunis…, op. cit., p. 26.

8 Ce camp annexe de Mauthausen a été ouvert le 8 août 1943 dans le but d’y produire des éléments de V2. Source : LE CAËR Paul & SHEPPARD, Bob, Mauthausen : Album mémorial, Bayeux, Editions Heimdal, 2000, p. 134. Le survivant Henri Ledroit fait une description de cet endroit : « Si nous avons été les premiers à ouvrir le camp, nous ne l’avons pas construit car l’usine existait avant notre arrivée, un immense hangar à structure métallique et murs de brique […]. Un vaste bâtiment abritait l’atelier et, à une dizaine de mètres environ de hauteur, un pont roulant permettait de porter des charges d’un bout à l’autre. Il était séparé en deux par une sorte de cloison constituée de lourdes toiles de deux mètres de hauteur. La partie du fond n’était pas en production et servait plus ou moins de dépôt ». LEDROIT, Henri, La Graisse mais pas les os, Châtillon-Coligny, Editions de l’Ecluse, 2014, p. 32.

9 LE CAËR, Paul, Mauthausen. Crimes impunis…, op. cit., p. 34.

10 Pour de plus amples développements nous renvoyons le lecteur à MALLET, Cyril, Le camp de concentration de Redl-Zipf (1943-1945), Bruz, Editions CODEX, 2017.

11 STURM, Günther, Geheimprojekt Schlier 1943-1945: Konzentrationslager und Rüstungsbetrieb in Redl-Zipf, Mémoire de Master Université de Vienne, 2002, p. 23.

12 MANGIN, René, Le Triangle rouge, littérature grise, p. 38.

13 MALLET, Cyril, Le camp de concentration de Redl-Zipf…, op. cit., p. 48.

14 FABREGUET, Michel, 1999, Mauthausen. Camp de concentration national-socialiste en Autriche rattachée (1938-1945), Paris, Honoré Champion, 1999, p. 402.

15 Ibid. , p. 424.

16 « Le kommando « Schlier » existe pendant dix-neuf mois. Dix-neuf longs mois où les déportés arrivent, repartent ou meurent sur place d’épuisement, de maladie ou bien victimes de la cruauté des tortionnaires. Grâce à Paul Le Caër, ancien détenu de ce camp satellite, il est possible d’identifier trois périodes distinctes. La première d’entre elles couvre les premiers mois du kommando et se termine vers le 3 juin 1944, date où une grande partie du camp est transférée vers Linz III. Cette première période correspond en réalité à la construction des structures de travail des déportés : Bunker du centre d’essai, galeries souterraines etc. La deuxième période s’étend de début juin à la fin octobre. Lors de cette période qui est relativement courte, « les conditions de travail sont moins dures » (Paul Le Caër). Le livre des morts de Zipf, dont il sera question ultérieurement, illustre parfaitement ce découpage temporel puisque, contrairement aux deux autres périodes, beaucoup moins de décès sont enregistrés lors du deuxième laps de temps. Enfin, la troisième période couvre les derniers mois de la guerre et débute le 28 octobre, date de reprise des travaux de terrassement. Cette période est synonyme pour les déportés du retour à des cadences inhumaines ». MALLET, Cyril, Le camp de concentration de Redl-Zipf…, op. cit., p. 75-76.

17 Ce livre des Morts, rapporté par Paul Le Caër en 1945 est un cahier d’une vingtaine de pages recensant les cas de décès intervenus à l’intérieur du camp de concentration de Redl-Zipf. Y est indiqué le nom, prénom, date de naissance et de décès du déporté ainsi qu’une cause de décès volontairement erronée indiquée par les nazis. Il est conservé aux Archives nationales françaises.

18 MALLET, Cyril, Le camp de concentration de Redl-Zipf…, op. cit., p. 127.

19 LE CAËR, Paul, Mauthausen. Crimes impunis…, op. cit., p. 44.

20 Au fur et à mesure du temps et du nombre de déportés envoyés à l’infirmerie, le Revier sera transféré de baraquement en baraquement. Ainsi, au début, le Revier occupe une petite partie du bâtiment dédié initialement à la cuisine. Après quelques semaines, celui-ci est transféré dans une moitié du Block 4 (le camp de Zipf comptait en tout et pour tout quatre Blocks). Lors de la seconde période, beaucoup plus « tranquille » pour les déportés dont le nombre a totalement chuté, le Revier est transféré dans le Block n°3. En raison du faible nombre de déportés dans le camp au moment de la seconde période, les block 3 et 4 sont démontés et le Revier est transféré dans le block n°1.

21 SDG : « Sanitätsdienstgrad » : personnel de santé SS présent à l’infirmerie.

22 LE CAËR, Paul, Mauthausen. Crimes impunis…, op. cit., p. 53.

23 LE CAËR, Paul, KL Mauthausen Schlier Redl-Zipf 1943-1945, Paris, Amicale de Mauthausen, 1984, p. 122-123.

24 MANGIN, René, Le Triangle rouge…, op. cit., p. 54.

25 LE CAËR, Paul, KL Mauthausen Schlier Redl-Zipf…, op. cit., p. 45-47.

26 HAWLE, Christian, KRIECHBAUM, Gerhard, LEHNER, Margrit, Täter und Opfer. Nationalsozialistische Gewalt und Widerstand im Bezirk Vöcklabruck 1938-1945, Verlag Publikation N°1 Bibliothek der Provinz, Weitra, 1996, p. 80.

27 MALLET, Cyril, Le camp de concentration de Redl-Zipf…, op. cit., p. 156.

28 Sur ce camp se rapporter au classique Amicale d’Oranienburg-Sachsenhausen, Sachso. Au cœur du système concentrationnaire nazi, Paris, Terre Humaine, 1982.

29 Nous conseillerons ici la lecture de l’ouvrage de Paul Le Caër consacré à cette opération de falsification. LE CAËR, Paul, Les mystères nazis du lac Toplitz, Honfleur, Autoédition, 2002.

30 LE CAËR, Paul, Mauthausen. Crimes impunis…, op. cit., p. 88.

31 Ibid., p. 90.

32 Sur cette notion se rapporter à LEDOUX, Sébastien, Le Devoir de mémoire. Une formule et son histoire, Paris, CNRS éditions, 2016.

33 LE CAËR, Paul, Mauthausen. Crimes impunis…, op. cit., p. 107.

34 Lire ici l’article consacré à la fondation de l’Amicale de Mauthausen paru dans une revue franco-allemande : MALLET, Cyril « De la nécessité des Amicales. L’Amicale de Mauthausen au retour des concentrationnaires », Dokumente-Documents, n°1-2015.

35 LE CAËR, Paul, Mauthausen. Crimes impunis…, op. cit., p. 130.

36 LE CAËR, Paul & Etienne, KL Mauthausen Les cicatrices de la mémoire, Bayeux, Heimdal, 1996, p.124-125.

37 SIMON, Michel, « Sous la pression de jeunes Autrichiens le souvenir de Redl-Zipf sera perpétué », Bulletin intérieur de l’Amicale des déportés et familles de Mauthausen, n° 217, mars 1984.

38 Ibid.

39 Ibid.